Tourgueniev
en 1859, à un moment où les idées en Russie évoluent très rapidement. Le tsar Nicolas I er , l'Empereur de Fer, est mort et il est mort vaincu. La guerre de Crimée a révélé à la fois le courage du peuple russe et l'impuissance de la bureaucratie tyrannique qui l'a si longtemps gouverné. « Avance, tsar ! dit un écrit anonyme du temps. Avance et comparais au tribunal de l'histoire. Par ton orgueil et ton obstination tu as épuisé la Russie. Tu as mis le monde contre elle. Humilie-toi devant tes frères. Courbe ton front orgueilleux dans la poussière. Implore ton pardon. Demande conseil. Jette-toi dans les bras de ton peuple. Il n'y a pas d'autre salut pour toi. » Vers la fin de sa vie Nicolas I er lui-même avait douté de sa doctrine et de son droit : « Mon successeur, avait-il dit, fera ce qu'il lui plaira, mais moi je ne puis changer. »
Le successeur, Alexandre II, semblait prêt à une politique libérale. La guerre avait prouvé qu'un peuple dont le servage restait la forme économique ne pouvait lutter contre les Etats modernes. Mais il ne fallait pas seulement se débarrasser d'un vieux régime « qui tombait de lui-même ». Il fallait trouver des hommes pour en soutenir un nouveau. Comme son héroïne Hélène, comme la jeune Russie, Tourguéniev souhaitait alors découvrir et peindre un homme vraiment fort. Mais dans la Russie de ce temps-là, « auteur en quête d'un personnage », il cherchait en vain le modèle de ce héros. Il trouvait des êtres désintéressés, beaucoup d'hommes de bonne volonté, mais les uns bavards, les autres découragés, aucun homme d'action.
Il finit par se décider à faire de son héros un étranger. Or depuis quelques années il avait entre les mains undocument qui, croyait-il, lui permettait de créer un tel personnage. Dans la terre voisine de la sienne, près de Spasskoïe, avait vécu un jeune propriétaire, Karataïev. Quand en 1855 avait commencé la guerre de Crimée, Karataïev était parti, et au cours de sa dernière visite à Tourguéniev lui avait dit : « J'ai une prière à vous faire. Il m'est arrivé à Moscou une histoire que j'ai essayé de raconter, mais je n'ai aucun talent littéraire. Il n'en reste que ce petit cahier que je vous donne. Comme je suis certain que je ne reviendrai pas de la Crimée, faites-en quelque chose pour que cela ne se perde pas sans fruit. »
Après le départ de Karataïev, Tourguéniev avait feuilleté le cahier. Il y avait trouvé le récit suivant. Karataïev, pendant son séjour à Moscou, était devenu amoureux d'une jeune fille, mais elle avait fait la connaissance d'un Bulgare patriote, s'en était éprise et était partie avec lui pour la Bulgarie où il était mort. L'histoire était racontée sans art. Il parut à Tourguéniev qu'elle lui apportait le thème qu'il cherchait, et de même que Stendhal, dans le cas de Lucien Leuwen, avait accroché son roman au manuscrit d'une jeune femme, Tourguéniev partit du cahier de Karataïev pour composer le sien.
Mais Tourguéniev plus qu'aucun écrivain avait besoin d'un modèle pour dessiner juste. Artiste honnête, exact, il ne pouvait peindre que ce qu'il connaissait parfaitement. Quand une idée abstraite était le point de départ d'un de ses livres, on pouvait être certain que le livre serait imparfait. Le Bulgare de A la veille est un personnage en bois. Que savons-nous de lui? Qu'il est Bulgare et qu'il est patriote. Et nous sentons que Tourguéniev n'en savait pas davantage. Le personnage de la jeune fille, Hélène, est plus réussi. C'est une de ces« vierges passionnées » que Tourguéniev redoutait dans la vie et aimait dans ses romans. La fin est belle. Un vieux gentilhomme russe, gras, endormi, Uvar Ivanovitch, symbolise ici « le Slave d'hier, le Slave endormi, celui dont l'Europe ignore la force latente et qui l'ignore lui-même. Bien qu'il ne prononce dans le livre que vingt phrases, c'est une création de force toute tolstoïenne. Les mots qu'il dit sont obscurs et ne veulent presque rien dire. Là est l'ironie du portrait. "A la veille de quoi?" se demande-t-on. Dans le dernier chapitre, Uvar Ivanovitch, qui est alors à Venise, reçoit d'un jeune artiste une lettre où celui-ci pose la question, alors si angoissante, de l'avenir de la Russie : "Vous souvenez-vous que je vous ai demandé un jour : Y aura-t-il jamais des hommes parmi nous? Et vous m'avez répondu : Il y en aura. Et maintenant que vous êtes là-bas, à distance poétique,
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