Tourgueniev
jeunes gens y publiaient les critiques les plus blessantes sur ses livres.
Mais tout en souffrant de l'hostilité des jeunes, comme il était avant tout un artiste, il les observait et il trouvait un véritable bonheur à essayer de comprendre ceux qui lui étaient hostiles. Il les regardait avec curiosité et comme des personnages de roman. Il trouvait en eux des hommes malheureux qui, ne croyant plus à rien, doutant à la fois des réformes et des idées, écrivaient : « Ce qui peut être démoli, doit être démoli. Ce qui résistera au couteau, sera bon. Ce qui volera en éclats, sera mauvais. En tout cas, frappons à droite, à gauche, cela ne peut faire aucun mal. » Les pères dans leur jeunesse avaient cherché un idéal de construction; ces jeunes gens, irrités par un monde imparfait, voulaient avant tout se débarrasser de toute tradition. En principe ils étaient même hostiles à l'art. Un esthète libéral comme Tourguéniev était pour eux le spectacle le plus insupportable.
Pour lui, il ne cherchait parmi eux qu'un modèle qui lui permît de les peindre. Il ne voulait ni les condamner ni faire leur éloge. Il avait toujours pensé et pensait encore qu'un artiste ne doit rien prouver. Mais il voulait représenter deux générations; analyser ce qu'elles avaient en commun : l'amour et la mort; ce qui les séparait : cette pudeur farouche des enfants agacés, cette timidité des parents et leurs touchants efforts pour essayer de comprendre leurs fils.
Ce conflit éternel des Pères et des Enfants était plus frappant encore dans la Russie de 1880 parce que la coupure était plus nette. Les époques de transition sont favorables aux romanciers. Balzac a tiré beaucoup de ses effets de l'opposition de la société de l'ancien régime avec celle de l'Empire, de celle de l'Empire avec celle de la Restauration, de celle de Charles X avec celle de Louis-Philippe. Tourguéniev, lui, souhaitait montrer l'opposition de la génération du matérialisme scientifique, la plus jeune, avec celle du libéralisme lamartinien, et même avec les derniers débris de la génération de la foi religieuse.
Ce thème idéologique eût été dangereux pour lui s'il n'avait eu un modèle. Il a raconté lui-même comment il trouva celui-ci. « C'est pendant le mois d'août 1860, alors que je prenais les bains de mer à Ventnor dans l'île de Wight, que m'est venue la première idée de Pères et Enfants... J'ai souvent lu dans des articles de critique que j'avais construit ce livre d'après une idée préconçue... Pour ma part, je dois confesser que je n'ai jamais essayé de créer un type sans avoir pour m'en inspirer, non pas une idée, mais une personne vivante, dans laquelle les éléments divers étaient harmonieusement mêlés. J'ai toujours eu besoin d'une base solide sur laquelle je puisse m'appuyer fermement. Tel fut lecas pour Pères et Enfants. A la base du personnage principal, Bazarov, était la personnalité d'un jeune docteur provincial. Dans cet homme remarquable s'était incarné l'élément alors naissant et encore chaotique qui reçut plus tard le nom de "nihilisme". L'impression produite par cet individu fut très forte. Au commencement je ne pouvais pas clairement me le définir à moi-même. Mais je me servis de mon mieux de mes yeux et de mes oreilles. J'observai ce qui m'entourait et je m'efforçai de m'abandonner avec simplicité à mes propres sensations. » A ce personnage il associa ses souvenirs sur les jeunes écrivains de Pétersbourg et à travers l'individu entrevit un type nouveau. Pour mieux le connaître, il s'imposa de tenir pendant deux mois le journal de Bazarov.
L'intrigue de Pères et Enfants est, comme toujours chez Tourguéniev, très simple. Deux jeunes gens arrivent pour passer leurs vacances chez les parents de l'un, puis de l'autre. Opposition des deux générations, difficulté à se comprendre, affection, estime et pourtant mur impénétrable. Le héros, Bazarov, devient amoureux d'une jeune femme, M me Odintsov. Il est farouche avec la femme qu'il aime comme il l'est avec ses parents. Il meurt bêtement, d'une piqûre anatomique. Sa mort est aussi vaine que sa vie, et ses parents qui ne l'ont pas compris, mais qui l'ont aimé, le pleurent.
Pour définir cette jeune génération Tourguéniev avait inventé un mot : « nihilistes ».
—Et qu'est-ce que M. Bazarov le fils, au fond? demande à l'ami de Bazarov son oncle Paul Kirsanov.
Arcade sourit.
— Voulez-vous, mon
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