Tourgueniev
je vous le demande encore, qu'en pensez-vous, Uvar Ivanovitch? Y aura-t-il jamais des hommes en Russie ?"
Uvar Ivanovitch fit craquer ses doigts et fixa très loin son regard énigmatique. »
***
Tous les Uvar Ivanovitch de la Russie qui regardaient alors à distance, pouvaient fixer sur les choses de leur pays un regard énigmatique. L'éternelle Russie se transformait. Le libéralisme n'était plus seulement la doctrine d'un parti. Comme en France au temps des encyclopédistes, la noblesse elle-même était libérale. Alexandre II se préoccupait sérieusement de préparer une réforme du servage.
Dès le début du nouveau règne les décembristesavaient été amnistiés. La censure était devenue plus douce. Une commission avait été instituée pour étudier la réforme paysanne. Des fonctionnaires y travaillaient avec des représentants de la noblesse. Slavophiles et Occidentaux s'y réconciliaient. « Les Occidentaux se réjouissaient de voir la Russie entrer dans les grands chemins de l'Europe; les slavophiles s'efforçaient de maintenir à la réforme un caractère bien russe en organisant le mir, la propriété collective des paysans. »
Même pour des hommes de bonne volonté la réforme était difficile à réaliser. Pour les paysans qui travaillaient dans les maisons, ceux qu'on appelait les dvorovié, rien n'était plus simple. Il suffisait de les émanciper. Pour ceux qui possédaient des terres, c'était plus complexe. Leur accorder la liberté sans indemnité au seigneur? C'était ruiner le seigneur. On décida de donner à chaque paysan en toute propriété le terrain sur lequel était bâtie la maison qu'il habitait, plus un petit enclos. Pour le reste, il devait le racheter en payant une indemnité au seigneur. De cette indemnité, l'Etat lui avançait les quatre cinquièmes et il payait à l'Etat les intérêts à 6 pour 100 de cette avance. La méthode était ingénieuse et juste autant que les choses humaines le peuvent être, mais elle mécontenta tout le monde.
En 1861 le manifeste du Tsar fut publié. Il affranchissait vingt-trois millions d'hommes. Tourguéniev qui, à ce moment-là, était à Paris et auquel on télégraphia la nouvelle, répondit : « Dieu bénisse le Tsar. » On lui avait dit, et il le croyait volontiers, que la lecture des Mémoires d'un chasseur avait contribué à décider l'Empereur.
Mais les paysans ne partagèrent pas l'enthousiasme des libéraux. Quand le manifeste de l'empereur leur fut lu à l'église par leur pope, ils demandèrent : « Qu'est-ceque c'est que cette liberté-là? » Ils avaient compris, eux, que la libération du servage serait pour eux la propriété complète du sol. Ils croyaient que même le terrain et le parc du château reviendraient au domaine de la commune. « Les paysans en étaient si convaincus que dans certains villages on les vit se réunir et voter qu'en récompense de la bonté montrée par l'ex-seigneur au temps du servage, la commune lui laisserait son château sa vie durant. »
Quand ils comprirent qu'ils allaient avoir à payer à l'Etat, sous forme d'intérêts, des sommes souvent égales, quelquefois supérieures aux redevances payables jadis au seigneur, ils furent très irrités.
Tourguéniev eut souvent dans la suite l'occasion de décrire dans ses livres les difficultés qu'éprouvaient alors les propriétaires qui souhaitaient être bienfaisants. Pour lui, dès 1850, il avait affranchi ses dvorovié. Au moment de l'affranchissement, il donna des terres gratuites aux dvorovié et remit aux moujiks le cinquième de l'indemnité qu'ils lui devaient. Malgré cela il fut accusé de n'avoir pas vécu conformément à ses principes. On lui reprocha de n'avoir pas affranchi tous ses serfs dès la mort de sa mère.
Avec un humour mélancolique, il décrivait sa vie de seigneur à demi dépossédé. Les paysans lâchaient leurs vaches dans ses prés, coupaient du bois dans son jardin. « Chaque hiver on sciait son banc favori en face de l'étang. » Tourguéniev disait à son ami Polonsky : « Un jour nous serons assis derrière la maison à boire le thé. Voilà que par le jardin arrivera une foule de paysans. Ils ôteront leurs chapeaux, s'inclineront profondément. Eh bien, frères, demanderai-je, que vous faut-il ? - Excuse-nous, maître, répondront-ils, ne te fâche pas. Tu es un bon maître et nous t'aimons bien, mais voilà qu'il fautte pendre. — Comment, me pendre ? - Eh oui, c'est un oukase qui le dit. Nous
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