Tourgueniev
avons apporté une corde. Fais ta prière, nous t'attendrons bien un peu. » C'était une exagération comique, mais une exagération d'un sentiment qui était réel, qui est celui de presque tous les réformateurs libéraux après l'accomplissement d'une réforme. En tous pays et en tous temps les girondins sont condamnés, ce qui d'ailleurs n'est pas une raison pour ne pas être un girondin.
L'émancipation est un moment très important de l'histoire de la Russie et de l'histoire personnel de Tourguéniev, parce qu'elle marque la fin d'une doctrine, la fin du libéralisme naïf qui imaginait qu'un peu de générosité suffirait à apaiser ce pays immense et mystérieux. Comme les hommes de la nuit du 4 Août, les membres de la Commission impériale avaient fait de leur mieux. Ils avaient cru sauver l'union d'un peuple. Ils découvraient leur erreur. Et en même temps que la fin d'un système, c'était le début d'autre chose que les générations anciennes ne devaient jamais comprendre. Les jeunes gens, dégoûtés du libéralisme dont ils avaient vu l'échec, iraient désormais à des doctrines toutes nouvelles dans l'histoire de la Russie.
Tourguéniev sentit vite qu'il perdait maintenant contact avec la jeunesse de son pays. En politique comme en amour il devenait un sceptique. « Un peu plus de patience, disait-il, et nous aborderons dans le tranquille port de la vieillesse où nous trouverons les activités des vieillards et les joies de vieillards. » Il avait quarante-quatre ans; il se croyait sans regrets comme sans espoir. Il se laissait aller à ce dangereux vertige de l'infini qui fait perdre à ceux qui en sont atteints tout sentiment de l'équilibre humain : « Les petits cris de ma conscience ont aussi peu d'importanceque si je murmurais puérilement : moi, moi, moi, sur la plage d'un océan éternellement mouvant. La mouche fait encore son bruit, mais dans un moment elle cessera. Trente ou quarante ans c'est aussi un moment. Une autre mouche avec un nez un peu différent commencera à faire elle aussi son bruit et ainsi pour des siècles et des siècles. »
Il se sentait prématurément vieux. Il écrivit vers 1860 une ravissante nouvelle, Premier Amour (peut-être la plus parfaite sinon la plus grande de ses œuvres) ; il y peignait son père, le colonel Tourguéniev, sa mère et une belle jeune fille que lui-même avait aimée, à treize ans, jusqu'au moment où il avait découvert qu'il avait un rival et que ce rival était son père. Cette nouvelle se terminait par une invocation à la jeunesse. « Oh ! jeunesse, jeunesse, tu ne t'inquiètes de rien, tu sembles posséder tous les trésors du monde. La tristesse même te berce. Même la mélancolie te sied. Tu as l'assurance et l'insolence. Tu dis : "Regardez... Seule, je vis." Et cependant tes jours, à toi aussi, passent et disparaissent sans traces, et tout en toi disparaît comme le si haut soleil, comme le nuage. Et peut-être tout le mystère de ton charme consiste-t-il, non pas dans la possibilité de tout accomplir, mais dans la possibilité de penser que tu peux tout accomplir.
Ainsi, moi, que n'espérais-je pas, quel splendide avenir je prévoyais quand, par un seul soupir, par une seule sensation de tristesse, j'évoquais le souvenir de mon premier amour. Et qu' est-il advenu de toutes mes espérances? Maintenant, comme déjà sur ma vie commencent à tomber les ombres du soir, que m'est-il resté de plus vrai, de plus cher que le souvenir de cet orage de printemps, qui a éclaté et passé si rapidement ?... »
Philosophie d'homme découragé, et qui devaitdéplaire aux jeunes gens. Quand Tourguéniev allait maintenant en Russie, ses relations avec les nouveaux écrivains étaient douloureuses. Il était l'homme le plus modeste du monde ; il les traitait en égaux, en amis ; il voulait les aider. Il rencontrait une génération dure qui n'aimait pas la politesse, « l'humanitarisme diffus » et la douceur féminine de leur aîné. Un jeune critique tuberculeux, Dobrolioubov, était devenu très influent dans le cercle de la revue le Contemporain, qui était celle où Tourguéniev avait toujours publié ses œuvres. Tourguéniev avait fait grand effort pour conquérir ce jeune homme brutal, mais un jour Dobrolioubov lui dit avec calme : « Ivan Sergueievitch, votre société m'ennuie. » Tourguéniev, poli et bienveillant, avait été navré et décontenancé. Il finit par être obligé de quitter le Contemporain parce que ces
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