Tourgueniev
complètement fâché. Longtemps, depuis qu'ils se connaissaient, le journal de Tolstoï avait été rempli de jugements contradictoires sur Tourguéniev : « Tourguéniev est vivant... Tourguéniev est ennuyeux... Tourguéniev est un enfant... Tourguéniev est intelligent... Tourguéniev ne croit pas à l'intelligence... Tourguéniev ne croit à rien... » et enfin : « Tourguéniev n'aime pas, il aime seulement aimer. » Ce qui était profond et juste, mais Tourguéniev de son côté aurait pu dire : « Tolstoï ne m'a jamais aimé; il a seulement voulu m'aimer. » Quand les deux hommes avaient été ensemble à Paris, Tourguéniev avait écrit à Annenkov : « En dépit de tous mes efforts, je ne peux pas me rapprocher de Tolstoï. Il est construit trop différemment. Ce que j'aime, il ne l'aime pas et vice versa. En sa présence je me sens embarrassé et il en est probablement de même pour lui. Il deviendra un homme très remarquable et je serai le premier à l'applaudir et à l'admirer, mais à distance. » La vérité était qu'ils n'étaient pas faits l'un pour l'autre et que cela était sans remède.
La brouille décisive nous a été racontée par la comtesse Tolstoï.
« I.-S. Tourguéniev et L.-N. Tolstoï se rencontrèrent un jour chez Feth à Stepanovka dans le gouvernementd'Orlov et le district de Mtzensk. L'entretien roula sur la bienfaisance. Tourguéniev raconta que sa fille, élevée à l'étranger, faisait beaucoup de bien en venant en aide aux malheureux. Léon Nicolaïévitch fit remarquer qu'il n'aimait pas ce genre de bienfaisance. Il ne faut pas, à la manière anglaise, choisir ses pauvres (my poors) et leur réserver une partie faible et déterminée de ses revenus. La vraie bienfaisance est celle qui vient du cœur et accomplit le bien en cédant à son premier mouvement.
"Voulez-vous dire par là que j'élève mal ma fille?" demanda Tourguéniev. Léon Nicolaïévitch expliqua que, sans vouloir faire aucune allusion personnelle, il s'était borné à exprimer son opinion. Tourguéniev se fâcha et s'écria : "Si vous continuez à parler sur ce ton, je vous taperai sur la g..."
Léon Nicolaïévitch se leva et se rendit à la station située entre notre propriété et celle de Feth d'où il envoya chercher des fusils et des balles et fit porter à I.-S. Tourguéniev une lettre exigeant réparation pour l'injure subie. Léon Nicolaïévitch écrivait à Tourguéniev qu'il n'était pas disposé à faire semblant de se battre, c'est-à-dire qu'il ne voulait pas d'une rencontre entre deux littérateurs accompagnés d'un troisième, d'un duel qui finît par du champagne, mais qu'il désirait se battre pour de bon et priait Tourguéniev de venir, muni de fusils, à Bogouslov où il l'attendait à la lisière de la forêt.
Léon Nicolaïévitch passa la nuit à attendre. Vers le matin, arriva la réponse de Tourguéniev. Ce dernier expliquait qu'il n'était pas disposé à se battre comme l'exigeait L.-N. Tolstoï, mais réclamait un duel selon toutes les règles. Ce à quoi Léon Nicolaïévitch répliqua : "Vous avez peur de moi, mais moi, je vous méprise et refuse d'avoir affaire à vous." Pendant dix-sept ans ils ne se virent plus. »
Avec son vieil ami Herzen lui-même, Tourguéniev avait peine à garder le contact. Il allait le voir chaque année à Londres où Herzen s'était réfugié et d'où il éditait un journal, la Cloche (en russe Kolokol), qui était célèbre parmi les révolutionnaires du monde entier. Herzen, devenu très slavophile, soutenait qu'en Europe occidentale une grossière civilisation de boutiquiers prospères avait contaminé jusqu'aux âmes populaires. En Russie seulement une race demeurée sauvage et saine pouvait sauver l'humanité. Il disait à Tourguéniev que c'était par faiblesse de vieillard qu'il s'attachait à l'Occident. Tourguéniev le niait : si même il avait eu vingt ans, disait-il, il aurait préféré les institutions occidentales : « Je suis un Européen; j'aime ce drapeau que j'ai porté depuis ma jeunesse. »
Rejeté par ses amis russes, il liait de plus en plus son sort à celui des Viardot. Maintenant son attachement pour Pauline était à la fois de l'amour, et plus solide que l'amour : « Je puis vous assurer, lui écrivait-il, que mon sentiment pour vous est quelque chose que le monde n'a jamais connu, quelque chose qui n'a jamais existé et qui ne se répétera plus. » Depuis 1864 Pauline avait quitté le théâtre et Louis
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