Tourgueniev
oncle, que je vous dise ce qu'il est au fond ?
— Fais-moi ce plaisir, mon cher neveu.
— C'est un nihiliste.
— Comment ? lui demanda son père.
— C'est un nihiliste, répéta Arcade.
— Un nihiliste, dit le père. Ce mot doit venir du latin nihil, rien, autant que je puis juger, et par conséquent signifie un homme qui... qui ne veut rien reconnaître ?
—Ou plutôt qui ne respecte rien, dit Paul qui se remit à beurrer son pain.
— Un homme qui envisage toutes choses à un point de vue critique, reprit Arcade.
—Cela ne revient-il pas au même? demanda son oncle.
— Non, pas du tout ; un nihiliste est un homme qui ne s'incline devant aucune autorité, qui n'accepte aucun principe, sans examen, quel que soit le crédit dont jouisse ce principe.
— Et tu trouves que c'est très bien, ça, reprit Paul.
— Cela dépend, mon oncle. Il y a des personnes qui s'en trouvent bien, et d'autres fort mal au contraire.
— En vérité ? Allons ! je vois que nous ne nous entendrons jamais. Les gens du vieux temps, comme moi, pensent que des principes (Paul prononçait ce mot avec une certaine douceur, à la française; Arcade, au contraire, l'accentuait durement), des principes admis sans examen, pour me servir de ton expression, sont absolument indispensables. Vous avez changé tout cela; que Dieu vous donne la santé et le grade de général ; nous nous contenterons de vous admirer, messieurs les... comment dis-tu ?
— Les nihilistes, répondit Arcade en appuyant sur chaque syllabe.
— Oui, nous avions des hégéliens; maintenant ce sont des nihilistes. Nous verrons comment vous ferezpour exister dans le néant, dans le vide, comme sous une machine pneumatique. Et maintenant, mon cher frère, fais-moi le plaisir de sonner; je voudrais prendre mon cacao.
Le mot devait connaître une longue fortune. Pendant longtemps les jeunes révolutionnaires furent connus en Russie comme nihilistes. N'étaient-ils donc que des négateurs ? Pas exactement. Ils se croyaient avant tout des scientifiques. Ils appartenaient à la génération qui, la première, avait voulu appliquer à la politique la méthode de la science. Plutôt encore qu'un nihiliste, Bazarov aurait voulu être un réaliste. Les enfants étaient fatigués du bavardage réformiste des « pères ». « Nous n'avons pas tardé à reconnaître, disaient-ils, qu'il ne suffisait pas de bavarder sur les plaies qui nous rongent, que cela n'aboutissait qu'à la platitude et au doctrinarisme ; nous nous aperçûmes que nos hommes avancés, nos divulgateurs, ne valaient absolument rien, que nous nous occupions de sottises, telles que l'art pour l'art, la puissance créatrice qui s'ignore elle-même, le parlementarisme, la nécessité des avocats et mille autres sornettes, tandis qu'il faudrait penser à notre pain quotidien, tandis que la superstition la plus crasse nous étouffe, tandis que toutes nos sociétés par actions font banqueroute, et cela uniquement parce qu'il y a disette d'honnêtes gens, tandis que la liberté des serfs elle-même, dont s'occupe tant le gouvernement, ne produira peut-être rien de bon, parce que notre paysan est prêt à se voler lui-même pour aller boire des drogues empoisonnées dans les cabarets.
— Bien, reprit Paul, très bien. Vous avez découvert tout cela et ne vous en êtes pas moins décidés à ne rien entreprendre de sérieux.
— Oui, nous y sommes décidés, répéta Bazarov d'un ton brusque. Il se reprocha tout à coup d'en avoir tant dit devant ce gentilhomme.
— Et vous vous bornez à injurier?
— Nous injurions au besoin.
— Et c'est là ce qu'on nomme nihilisme ?
— C'est ce que l'on nomme nihilisme, répéta Bazarov, mais cette fois d'un ton particulièrement provocant. »
Quant aux pères, ils se plaignent doucement : « Nous ne sommes plus bons qu'à être mis sous la remise. Nous avons fini notre chanson. » Ils avaient espéré pouvoir se rapprocher adroitement, amicalement, de leurs fils et voilà que ceux-ci les trouvent arriérés et qu'on ne peut plus se comprendre. Pourtant, il leur semblait à eux aussi qu'ils représentaient une civilisation ; ils avaient des goûts de poésie, d'art; ils faisaient même effort pour comprendre la littérature dite « avancée ». Mais voilà que cette nouvelle couche ne voulait plus du tout connaître la littérature. Elle voulait se dépouiller complètement de ce qui avait fait le barine, le seigneur. Elle ne voulait pas seulement aider le
Weitere Kostenlose Bücher