Tourgueniev
peuple, mais être du peuple : « Vous, messieurs les gentilshommes, vous ne pouvez aller au-delà d'une généreuse indignation ou d'une généreuse résignation, ce qui ne signifie pas grand'chose. Vous croyez être de grands hommes, vous vous croyez au pinacle de la perfection humaine, quand vous avez cessé de battre vos domestiques, et nous, nous ne demandons qu'à nous battre et à battre. » Déjà s'annoncent en Bazarov les terroristes, qui n'ont pas encore paru dans la vie russe.
Le livre produisit en Russie un effet immense, maisbien différent de celui qu'eût souhaité Tourguéniev. Il aimait Bazarov ; en achevant le récit de sa mort, il avait dû détourner la tête car ses larmes auraient mouillé le manuscrit. Il disait : « A part ses idées sur l'art, je partage toutes les convictions de Bazarov. »
Or, contrairement aux intentions de Tourguéniev, le livre était accueilli avec une joie ironique par les partis antiréformistes. Déjà, dans les milieux les plus conservateurs, on regrettait l'émancipation des serfs. On s'emparait du type de Bazarov pour montrer la nécessité d'un absolu despotisme : « Voyez, disait-on triomphalement, le type d'homme que produisent vos innovations. » Tourguéniev se vit félicité pour avoir dénoncé la jeune Russie. Heureusement il ne connut pas un rapport de la police tsariste qui louait l'auteur « pour avoir écrit un roman qui marquait les révolutionnaires du surnom mordant de nihilistes 5 ». Pour lui, s'il n'avait pas fait comprendre à son public qu'il admirait Bazarov, son roman était un échec.
Or la jeunesse, voyant dans ce livre une caricature, se montrait hostile: «Des hommes que j'aimais et qui m'étaient sympathiques, me montrèrent une froideur proche de l'indignation, tandis que je recevais des félicitations et presque des caresses de gens du camp opposé, de mes ennemis. Cela m'étonnait et me blessait, mais ma conscience ne me reprochait rien. Je savais très bien que j'avais achevé honnêtement le type que j'avais voulu dessiner, que je l'avais peint non seulement sans préjugé, mais avec sympathie. » Aux étudiants russes de Heidelberg qui avaient protesté il écrivit une longue lettre. Il y répondait entre autres reproches, à celui d'avoir traité trop favorablement les« pères », les représentants de l'ancienne noblesse : « Ce que l'on dit sur la réhabilitation des pères ne prouve qu'une chose : c'est qu'on ne m'a pas compris. Regardez bien ces figures. Elles respirent la faiblesse, la nonchalance, l'étroitesse de la noblesse. Le sens esthétique m'a fait choisir de bons représentants des classes dirigeantes pour prouver d'autant mieux ma thèse. Si la crème est mauvaise, que sera le lait ? » Et plus loin : « Je finis sur cette remarque. Si le lecteur n'aime pas Bazarov avec toute sa grossièreté, toute sa dureté, sa sécheresse sans pitié, son âpreté, s'il ne l'aime pas, dis-je, la faute en est à moi, je n'ai pas atteint mon but. Flatter comme un caniche, je ne l'ai pas voulu, quoique de la sorte j'eusse pu, sans doute, avoir tout de suite les jeunes gens pour moi; mais je n'ai pas voulu acheter une popularité par des concessions de ce genre. Il vaut mieux perdre la campagne (et je crois l'avoir perdue) que de la gagner par ce subterfuge. J'ai rêvé une figure sombre, sauvage, grande, seulement à demi sortie de la barbarie, forte, méchante et honnête, et néanmoins condamnée à périr puisqu'elle est toujours sur le seuil de l'avenir. Et mes jeunes contemporains me dirent en secouant la tête : "Tu es foutu, mon vieux ! Tu nous as outragés..." Il ne me reste, comme dans la chanson tsigane, qu'à ôter le chapeau et à m'incliner bien bas... »
Aucun exemple littéraire ne montre mieux la vanité de toute polémique et la faiblesse qu'il y a pour un écrivain à s'émouvoir des jugements contemporains. Tourguéniev, qui avait été acclamé comme le premier des romanciers russes pour un roman charmant, mais facile, comme Un Nid de gentilshommes, perdit cette place dans l'opinion de la jeunesse russe à cause d'un livre qui est un chef-d'œuvre. Les jugements des hommes sont bruyants et changeants, « mais la chaleur dujour passe et le soir vient, et ensuite la nuit, la nuit qui ramène dans un tranquille asile tous les éprouvés et les fatigués... »
***
Ce n'était pas seulement avec la jeune génération que les rapports de Tourguéniev étaient devenus difficiles. Avec Tolstoï il était
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