Tourgueniev
Viardot, qui était républicain et assez malheureux dans le Paris de l'Empire, s'était fixé à Bade avec sa famille. Tourguéniev les y avait suivis. Il s'y faisait construire une maison voisine de la leur.
Bade était alors un parfait séjour pour un expatrié comme lui. Devant le fameux salon de conversation passaient des originaux de tous pays et en particulier d'innombrables Russes qu'il pouvait observer. « Les arbres verts, les blanches maisons de la ville, les montagnes qui la couronnent, tout respirait un air de fête. » Chez les Viardot la vie était assez gaie. On jouait des opérettes dont Tourguéniev composait le livret. Le Roiet la Reine de Prusse, le Grand-Duc et la Grande-Duchesse de Bade, venaient assister à la représentation de Krakamiche, le dernier des sorciers. Tourguéniev lui-même jouait Krakamiche. Il possédait en ce milieu plein de goût et de gaieté un foyer et une famille.
La vie de Bade lui donna la matière du roman qui suivit Pères et Enfants et qui est l'un de ses plus célèbres : Fumée. Par son thème le livre était tout proche du Nid de gentilhommes. Un jeune homme, Litvinov, est à Bade pour y accompagner sa fiancée, Tatiana, et la tante de celle-ci. Il y rencontre une femme belle et fantasque : Irène. Jadis, alors qu'il était encore étudiant, Litvinov a aimé Irène, mais au moment où il allait l'épouser, elle l'a soudain abandonné pour faire un mariage mondain. Maintenant elle est à Bade avec son mari, un général, joli garçon et fat. Elle règne sur un monde qu'elle méprise. La rencontre de Litvinov lui inspire des regrets et le désir de le reprendre. Elle lui envoie des fleurs. Tout de suite il est reconquis. Il sait que la douce Tatiana vaut mieux que la folle Irène. Mais il quitte durement sa fiancée et offre à Irène de fuir avec elle. Au dernier moment celle-ci, ayant ruiné une seconde fois la vie de Litvinov, manque de courage et reste avec son mari. Dans un épilogue nous devinons que plusieurs années plus tard Litvinov épousera cependant Tatiana. Quant à Irène, elle vieillit, riche et malheureuse. Les jeunes gens s'écartent d'elle avec crainte. Ils ont peur de son esprit fantasque.
On ne peut oublier certains tableaux, la rencontre d'Irène avec Litvinov dans un escalier où il passe devant elle sans la reconnaître sous sa voilette, ce bouquet de jacinthes qu'il trouve chez lui apporté par une dame inconnue, la dernière apparition d'Irène sur le quai de la gare regardant Litvinov de ses yeux à demiouverts, un chapeau de voyage retenant à peine ses tresses dénouées, et enfin ce départ de Litvinov qui donne au livre son titre : Fumée.
« Le vent soufflait contre le train ; des flocons de vapeur, tantôt blanche, tantôt noire, se jouaient à la fenêtre. Litvinov se mit à les suivre des yeux. Sans cesse ni trêve, s'élevant et tombant, s'accrochant à l'herbe, aux buissons, s'étirant, se fondant dans l'air humide, se pressaient les tourbillons, toujours nouveaux et toujours les mêmes, dans une sorte de jeu monotone et fatigant. Quelquefois le vent tournait, la route faisait un coude, toute cette masse blanche disparaissait pour revenir incontinent à la fenêtre opposée, et une queue interminable cachait aux yeux de Litvinov la vallée du Rhin.
Litvinov regardait, regardait en silence, une réflexion bizarre vint le saisir. Il était seul dans son wagon; personne ne le dérangeait. "Fumée ! fumée !" répéta-t-il à plusieurs reprises, et subitement tout ne lui sembla que fumée : sa vie, la vie russe, tout ce qui est humain et principalement tout ce qui est russe. Tout n'est que fumée et vapeur, pensait-il; tout paraît perpétuellement changer, une image remplace l'autre, les phénomènes succèdent aux phénomènes, mais en réalité tout reste la même chose; tout se précipite, tout se dépêche d'aller on ne sait où, et tout s'évanouit sans laisser de trace, sans avoir rien atteint; le vent a soufflé d'ailleurs, tout se jette du côté opposé, et là recommence sans relâche le même jeu fiévreux et stérile. Il se souvint de ce qui s'était passé sous ses yeux dans ces dernières années, non sans tonnerre et grand fracas... "Fumée ! murmurait-il, fumée." »
Mais Fumée n'était pas seulement un roman, c'était une rude et forte satire. Satire du monde, des générauxamis d'Irène, mais aussi des anciens amis de Tourguéniev. Il était las de se laisser injurier par les jeunes mystiques d'une Russie
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