Tourgueniev
et non sur Goubarev. Avec tout cela Fumée ne me satisfait pas. Le livre me semble être un commentaire étrange et sinistre de Pères et Enfants. Je me pose une question semblable à la question célèbre : "Caïn, où est ton frère 'Abel' ?" J'ai envie de vous demander : "Ivan Sergueievitch, où est 'Bazarov' ?" Vous regardez les événements de la vie russe avec les yeux de Litvinov, vous le faites héros de votre roman. Mais Litvinov — c'est ce même Arcadii que Bazarov priait en vain de ne pasparler un beau langage. Pour vous orienter, vous vous mettez sur cette basse et poreuse fourmilière, tandis que vous possédez une vraie tour, que vous-même avez découverte et décrite. Où est-elle ?... Croyez-vous donc que le premier et le dernier Bazarov est réellement mort en 1859 d'une coupure au doigt? Ou a-t-il pu déjà renaître en Bindassov? Mais s'il est bien vivant et reste lui-même, ce dont on ne peut douter, comment se fait-il que vous ne l'ayez pas remarqué? De votre fourmilière vous n'avez pas aperçu la tour? C'est peu vraisemblable. Mais si vous l'avez remarquée et consciemment écartée au moment de porter votre jugement, vous-même, "de propos délibéré", avez enlevé à ce jugement toute son importance. De même je ne vous cacherai pas que la roulade profondément fausse et d'une douceur inattendue, à la fin du livre, m'a beaucoup déplu. Vous comprendrez certainement ce que je veux dire. C'est un détail, mais je ne puis comprendre comment vous avez pu écrire une phrase aussi étrange. Excusez-moi de vous avoir écrit des choses qui paraîtront peut-être insolentes, ce que je ne voudrais pas... »
Tourguéniev à Pissarev :
« Comme presque tous les lecteurs russes - vous n'aimez pas Fumée; — devant cette unanimité je ne puis ne pas douter des qualités de mon enfant : mais vos arguments ne me paraissent pas très justes. Vous me demandez : "Caïn, où est ton frère 'Abel' ?" Mais vous n'avez pas pensé à ceci : que si Bazarov vit - ce dont je ne doute nullement - on ne peut l'introduire dans une œuvre littéraire. Il doit se révéler lui-même - c'est pourquoi il est Bazarov; tant qu'il ne s'est pas révélé, parler de lui ou parler son langage serait faux. La "tour"ne convient donc pas; quant à la fourmilière que j'ai choisie — elle n'est pas si basse que vous le croyez. On peut encore regarder la Russie du haut de la civilisation européenne. Vous trouvez que Potouguine (c'est lui probablement que vous vouliez dire, et non Litvinov) c'est Arcadii; mais je ne puis m'empêcher de dire qu'ici votre sens critique vous a trahi : il n'y a rien de commun entre ces deux personnages. Arcadii n'a pas de convictions — Potouguine mourra en Occidental invétéré - et tous mes efforts furent vains si on ne sent pas en lui ce feu sourd et inextinguible. Peut-être suis-je le seul à l'aimer; mais je me réjouis de son apparition; je me réjouis de ce qu'on le blâme au milieu de cette ivresse slavophile qui sévit maintenant chez nous. Je me réjouis d'avoir pu précisément en ce moment hisser mon drapeau : "Civilisation"; — et il me plaît qu'on le couvre de boue. Si etiam omnes, ego non. Litvinov non plus n'est pas Arcadii : c'est un honnête homme — un point c'est tout. Il m'aurait été très facile d'introduire une phrase dans le genre de celle-ci : "Cependant nous possédons maintenant des travailleurs forts et actifs, qui peinent en silence"; mais par respect pour ces travailleurs et pour ce silence j'ai préféré me passer de cette phrase. La jeunesse, me semble-t-il, n'a pas besoin qu'on lui mette du miel sur les lèvres... »
J'ai tenu à donner ces lettres tout entières (elles n'ont jamais, je crois, été publiées en français) parce que je les trouve belles et parce qu'elles me semblent un modèle de ce que devraient être les relations de deux générations successives d'écrivains.
1 Yarmolinsky, 128.
2 Yarmolinsky, 132, 136.
3 La petite Pelageia avait reçu en France le nom de Pauline
4 Yarmolinsky, 141-142.
5 Yarmolinsky, 195.
III
Les dernières années
Dans Fumée, Tourguéniev avait comparé la pensée russe et le confus effort de son pays vers une transformation mal définie à ces vapeurs qui couvrent un instant la campagne puis s'évanouissent sans laisser de traces. Tel était le jugement de sa raison. Mais il était Russe et souvent éprouvait lui-même le besoin d'être enveloppé de telles fumées.
Bien qu'il se crût devenu un
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