Tourgueniev
rédemptrice de l'humanité. Il contre-attaquait. Autour des personnages principaux, passent dans Fumée les Russes de Bade, leurs bavardages, leurs faux grands hommes, et ce bruit vain qu'ils font, enveloppés de la fumée de leurs cigares. Certains critiques jugent que cette partie de l'œuvre a vieilli. Elle m'a paru, en relisant Fumée, singulièrement vivante et actuelle. Mais la conclusion n'était plus, comme dans Pères et Enfants, la mort, la résignation. C'était, note nouvelle chez Tourguéniev, l'espoir. Non plus l'espoir vague d'Uvar Ivanovitch fixant au loin son regard énigmatique, mais au contraire un espoir précis et limité. A la fin du livre, Litvinov, qui a renoncé à poursuivre Irène, cultive ses terres et s'occupe de ses paysans. Il a beaucoup de mal. Les nouvelles institutions ne fonctionnent guère, les vieilles ont perdu toute leur force. « Sur les grands marais de mousse toute branlante qu'est l'ancienne Russie ne surnageait que la grande parole de "liberté" prononcée par le Tsar, comme jadis l'esprit de Dieu était porté sur les eaux. Il fallait par-dessus tout avoir de la patience, et de la patience moins passive qu'agissante, persistante, et ne reculant pas même devant la ruse. » Quant à Tatiana, elle s'est dévouée aux paysans de son village, elle a créé pour eux une pharmacie, un dispensaire, et elle aussi se consacre à des besognes très humbles et utiles. Ainsi le souffle de la vie active chasse les flocons vaporeux du sentiment. Le monde réel apparaît précis, dur, mais pourtant si beau, comme la campagne au matin quand, après le lever du soleil, montent lentement et se dissipent les brouillards de la nuit.
***
Il existe une remarquable correspondance au sujet de Fumée entre Tourguéniev et un jeune critique russe, Pissarev : « Cette correspondance, dit M. Kasanovitch, fait ressortir d'une façon pittoresque le caractère des deux correspondants et des générations qu'ils représentent : Tourguéniev - un Occidental et un vieillard, opposé par ses instincts à la nouvelle génération, historien politique et libéral perspicace, comprenant l'étendue de cette jeune force russe, sentant dans une certaine manière qu'il dépend d'elle, et cherchant à la connaître de plus près. Pissarev — le représentant de cette force nouvelle, droit, ouvert et franc, intelligent sans ruse, poli sans exagération, sincère sans familiarité. »
Tourguéniev fit la connaissance de Pissarev en mars 1867, lorsqu'il alla de Baden à Moscou pour faire imprimer Fumée. Tourguéniev souhaita rencontrer ce « nihiliste » qu'il avait appelé, avant de le connaître, « le serpent à sonnettes ». Quand Pissarev arriva, Tourguéniev fut tout surpris de voir devant lui un jeune homme modeste, poli, de naissance noble et de très vive intelligence. Ils se revirent une seconde fois. L'impression que le jeune homme fit sur Tourguéniev fut si bonne que celui-ci écrivit à Pissarev pour lui demander ce qu'il pensait de Fumée.
Tourguéniev à Pissarev :
« Je me suis demandé il y a quelques jours quelle impression a produite Fumée sur vous et votre petit cercle. Vous êtes-vous fâché à propos des scènes chez Goubarev? Il paraît que Fumée excite contre moi lahaine et le mépris de la plupart des lecteurs. Mais je puis dire en toute sincérité que "ce que j'ai peint, je l'ai peint" et par conséquent je suis tranquille. Je ne me troublerai pas, même si vous me désapprouvez, mais je tiendrai compte de ce fait — car, tout en sachant très bien qu'un talent, comme un arbre, connaît seulement les fruits qu'il produit - je ne me fais aucune illusion sur mon talent - mon arbre — et je n'y vois qu'un pommier russe tout à fait ordinaire et à peine greffé. Mais votre opinion m'intéressera... »
Pissarev à Tourguéniev :
« Vous me demandez quelle impression fit Fumée sur moi et sur mon petit cercle. Cela vous surprendra peut-être, mais je n'ai pas de cercle... Je suis tout seul et ne puis vous dire que mon opinion à moi... Les scènes chez Goubarev ne m'affligent et ne m'irritent nullement... Elles constituent un épisode rattaché au roman par un fil peu solide, probablement pour que l'auteur, ayant porté toute la force de son coup à droite, ne perde pas complètement l'équilibre et ne se trouve pas soudain dans le camp des démocrates rouges qui n'est pas le sien. Les Ratmirov eux-mêmes ont compris que le coup portait à droite et non à gauche - sur Ratmirov
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