Tourgueniev
l'écouter causer, ne fût-ce qu'une soirée, pour constater combien le Russe était demeuré intact dans ce grand vieillard à la longue barbe blanche, au nez trop fort, au regard simple, et aussi pour apercevoir qu'un autre personnage s'était comme greffé sur ce premier homme : le cosmopolite.Ses souvenirs se promenaient d'une extrémité à l'autre de l'Europe, rappelant ici un paysage de l'île de Wight, là une rue d'une ville d'université allemande, puis un horizon d'Italie, le tout exprimé dans un langage d'une excellente tradition française, qui, à lui seul, trahissait un très long et très intime séjour dans notre pays. »
Il y avait en effet en Tourguéniev, au-dessus d'un Russe intact, un cosmopolite de surface. Mais l'âme profonde d'un homme ne peut guère être cosmopolite. Ce qui fait la matière abondante, secrète, des pensées de chacun de nous, c'est, à notre insu, le souvenir de notre enfance, de nos premières lectures, peut-être même de sentiments ancestraux. Il y a là tout un fonds abondant, foisonnant, qui réapparaît dans nos rêves et qui, pour l'écrivain, est le seul terrain où poussent les œuvres vivantes. Si l'on pouvait, en se transplantant, acquérir une âme nouvelle, devenir citoyen spirituel d'un autre pays, Tourguéniev n'eût pas tant souffert. Mais on ne le peut pas. Il est presque sans exemple qu'un écrivain, même lorsqu'il connaît parfaitement un pays étranger, y puisse situer un roman avec quelque vraisemblance. Un Anglais peut peindre un héros anglais au milieu de Français, parce qu'alors les réactions de son héros sont des réactions anglaises, et les personnages secondaires, étrangers, sont vus par un être de même culture que l'auteur. Mais essayer de créer un héros français, centre de l'ouvrage, miroir du monde, prophète de l'auteur, serait pour lui bien dangereux. Dickens, si vrai même quand il déforme des Anglais, a maladroitement caricaturé les Américains dans Martin Chuzzlewitt.
Pour Tourguéniev, la véritable matière de son talent, c'était les plaines de Spasskoïe, les paysans russes, les vieux gentilshommes, les jeunes révolutionnaires, cesfemmes si belles et si étranges. Il dit un jour aux Goncourt : « Moi, pour travailler, il me faut l'hiver, une gelée comme nous en avons en Russie, un froid astringent, avec des arbres chargés de cristaux... » Comme il devait étouffer au 48 de la rue de Douai !
Le cas pathologique de l'écrivain qui ne trouve pas autour de lui les sujets qui lui conviennent est presque celui d'un être affamé qui manque de nourriture. Tourguéniev pensait à l'expédient que nous suggérions tout à l'heure : le héros national transplanté dans le milieu à décrire. Il formait le projet d'un roman sur la différence entre les Russes et les Français : « Une jeune fille russe, qui a accepté les idées des nihilistes, quitte son pays et s'installe à Paris. Elle rencontre et épouse un jeune socialiste français. Pendant un certain temps, tout va bien dans ce ménage. Ils sont unis par la haine commune des lois et des cérémonies. Puis la jeune femme rencontre un de ses compatriotes qui lui dit ce que font les socialistes russes dans leur véritable pays. Elle reconnaît alors que le but, les idées et les sentiments des révolutionnaires russes n'ont aucun rapport avec ceux des socialistes allemands ou français, et qu'un grand abîme la sépare du mari avec lequel elle croyait être en si parfait accord 1 . »
C'était un beau sujet et qu'il aurait pu traiter, mais celui-là même n'était pas assez russe à son gré. Il semblait qu'en vieillissant Tourguéniev devînt de moins en moins Occidental.
C'est un phénomène assez général que les vieillards retournent aux idées de leur enfance et meurent en murmurant des mots qu'ils n'avaient pas prononcés depuis leur premier âge. « Ce qui est acquis le premierse perd le dernier », disent les psychologues. Tout se passe comme si, sur le fond vivant formé dans l'enfance, le contact du monde avait jeté un mince vernis. Au temps de la vieillesse, ce vernis fond et l'on retrouve le noyau. Tourguéniev, qui avait tant souhaité voir la Russie se tourner vers l'Occident pour lui demander des idées et une direction spirituelle, disait maintenant à ses amis que Français et Allemands avaient épuisé leur énergie. Il éprouvait de la répulsion devant leurs idées. Un jour, chez Flaubert, il dit : « Oui, vous êtes bien des Latins, il y a chez
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