Tourgueniev
se forment sur les vitres gelées... Non, quelle absurdité !... à regarder vos yeux qui sont très beaux et à embrasser de temps à autre vos mains quisont si belles, quoique grandes, mais j'aime de telles mains. » Et un peu plus tard : « Je sens que je vieillis et ce n'est pas gai. C'est même très triste. Je souhaiterais terriblement, avant la fin de tout, pouvoir une fois encore prendre mon vol. Voulez-vous m'y aider 3 ?»
Mais souhaitait-il vraiment quitter la terre ferme de l'amitié? «Quand je vous ai rencontrée pour la première fois, je vous ai aimée comme une amie, et à ce moment j'avais le désir persistant de vous posséder, mais je n'étais plus jeune et ce n'était pas assez irrésistible pour vous demander votre main... D'ailleurs il y avait d'autres raisons qui me barraient la route à ce moment. Je savais très bien que vous n'accepteriez pas ce que les Français appellent une passade. Cela explique ma conduite. » A soixante ans, il se conduisait avec la Baronne Vrevsky comme jadis avec Tatiana Bakounine.
Mais ce grand peintre de l'amour sentimental devait aimer une fois encore, à sa manière. Il existe de curieuses symétries entre la vieillesse et l'adolescence. Quand on a été romanesque, on le demeure jusqu'à la fin et les amours des vieillards ont parfois, comme celles des jeunes hommes, un charme un peu mélancolique que leur donne la timidité. Tourguéniev, en 1879, crut certainement avoir trouvé en Russie une nouvelle Pauline Viardot. On mettait alors en scène sa comédie : Un mois à la campagne. Un personnage secondaire de femme devait être joué par une jeune actrice, Maria Gavrilovna Savina 4 . Tourguéniev, qui n'avait jamais pensé que le rôle pût avoir quelque importance, futétonné par l'intérêt que l'artiste semblait y prendre. «Mais qu'y a-t-il donc à jouer? » lui demandait-il. Quand il vit ce qu'elle avait fait de ce portrait à peine esquissé, il s'écria : « Est-ce que c'est bien cette Verotschka que j'avais écrite?... Je n'y avais jamais fait grande attention... Pour moi, le personnage principal était Nathalie Petrovna. » Et il reconnut tout de suite le grand talent qui avait su approfondir ce rôle et montrer combien de bonté et d'abnégation peut contenir un être jeune qui ouvre pour la première fois son cœur à l'amour.
Une certaine intimité s'établit alors entre Tourguéniev et Savina. Il trouvait en elle, non seulement une jeune femme charmante, mais une artiste fine et délicate. Au fond c'était bien une émotion de même nature que celle qu'il avait éprouvée au temps où il occupait la patte n° 3 de l'ours blanc. Savina, comme M me Viardot, était brillante, savait transporter un public et à elle aussi on pouvait dire : « Arrête ! Reste pour toujours dans mon souvenir telle que je te vois en ce moment... » A elle aussi, on pouvait confier ses rêves, ses projets, ses opinions sincères sur ses contemporains. Mais de plus elle était Russe; les sentiments et les pensées de Tourguéniev lui étaient toujours intelligibles. Enfin, ce qu'il n'y avait plus « là-bas », elle brillait et charmait par sa jeunesse. Elle avait vingt-cinq ans au moment des premières représentations d' Un mois à la campagne. Sa rencontre avec Tourguéniev eut lieu au temps où, comme il disait, le public russe lui avait « pardonné » et l'accueillait partout avec des transports d'enthousiasme. Cela le rajeunissait et lui redonnait du courage. Il se demandait maintenant : « Est-ce que par hasard de nouvelles pousses sortiront de ce vieil arbre desséché ?... De jeunes âmes féminines ont inondé mon vieux cœur de tous côtés, et, sous leur contact caressant, ils'est de nouveau empourpré de couleurs depuis longtemps fanées, de lueurs du feu d'autrefois. »
« Je sens maintenant, écrivit-il à Savina en la quittant, que vous êtes devenue dans ma vie quelque chose dont je ne me séparerai jamais. Je pense à vous souvent, plus souvent que je ne devrais. Je vous aime. » Il l'invita à passer deux jours à Spasskoïe, car elle devait aller de Pétersbourg à Odessa pour une série de représentations et Spasskoïe était sur son chemin. Elle refusa, mais Tourguéniev fut autorisé à l'accompagner dans son wagon jusqu'à Oriol.
Là il la quitta, et le lendemain lui écrivit : « Très chère Maria Gavrilovna, voilà déjà une heure et demie que je suis de retour. J'ai passé la nuit à Oriol - une nuit excellente, car je n'ai fait que
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