Tourgueniev
Certainement c'est ma faute, à moi seul. Je ne suis pas slavophile; je ne suis pas de ceux qui se traitent par le peuple, par le contact de cet élément naïf et fort; je ne me l'applique pas sur ma panse malade, comme un plastron de flanelle ; non, je veux, au contraire, agir moi-même sur ce peuple ; mais comment ?
« Par quel moyen agir? En réalité, quand je suis avec les gens du peuple, je ne suis bon qu'à tendre l'oreille et à observer; mais si je veux essayer de parler, ça ne va plus du tout ! Je sens moi-même que je ne suis bon à rien. Je me fais l'effet d'un mauvais acteur jouant un rôle qui n'est pas dans ses moyens. »
Le livre finit tristement. Ce sont les paysans qui font arrêter les intellectuels aux propos dangereux. Nejdanof se suicide. Marianne finit par épouser Solomine. Ainsi, comme dans son roman A la veille, Tourguéniev finissait par donner la jeune fille passionnée à l'homme fort, condamnant une fois de plus le rêveur, le Hamlet russe, c'est-à-dire peut-être lui-même. C'est un phénomène curieux, mais assez constant que de voir les meilleurs des intellectuels en venir à l'horreur de la dialectique et au respect de l'action humble, quotidienne, soutenue. Solomine plaît à Tourguéniev par son équilibre : « Il al'esprit clair, il se porte comme un chêne. Grande merveille. Jusqu'à présent chez nous tout homme intelligent était obligatoirement un malade. »
« Ce n'est pas de barricades que nous avons besoin, dit Solomine... Votre affaire à vous, femmes, c'est de décrasser vos sœurs du peuple et ce ne sera pas facile. Vous apprendrez l'alphabet aux enfants, vous donnerez des médicaments aux malades. Ce n'est pas là se sacrifier, direz-vous ? Permettez, peigner un enfant teigneux est un sacrifice dont peu de gens sont capables. » Et la conclusion du livre n'est favorable qu'au seul Solomine : « Ces individus solides, gros, monochromes, nous avons besoin d'eux, rien que d'eux. »
Naturellement le livre déplut à tout le monde. Les jeunes révolutionnaires furent indignés. Une fois de plus le manque d'enthousiasme, la vision trop lucide de Tourguéniev, désappointaient et irritaient ses lecteurs. Il conservait l'étonnant pouvoir d'irriter aussi bien les conservateurs que les révolutionnaires. Si les enfants étaient mécontents, les pères l'étaient peut-être davantage en se voyant menacés par lui de la force active, redoutable, des Solomine. Quant aux artistes ils disaient que Solomine était, comme jadis le Bulgare, une créature abstraite et qu'il n'y avait jamais eu, en Russie, de Solomine.
***
Mais la Russie est un pays aux sentiments très mobiles. Déjà le paysage politique n'était plus tout à fait le même qu'au temps où Tourguéniev avait conçu Terres vierges. Les autorités avaient voulu sévir contre les « missionnaires » qui, comme Nejdanof et Marianne,étaient allés au peuple. Il y avait eu deux procès géants : celui des 193 et celui des 50. Les accusés avaient été condamnés, mais leur procès avait fait plus de mal au régime qu'aux propagandistes. Les jeunes gens auxquels on interdisait désormais la propagande pacifique, étaient devenus partisans de la violence.
Le lendemain de l'arrêt contre les 193 le général Trepof, grand maître de la police à Pétersbourg, fut blessé d'un coup de revolver par une jeune fille. Elle n'avait aucun grief personnel contre lui. Elle avait seulement voulu le punir, disait-elle, parce qu'un jour, en visitant la prison, il avait fait fouetter un étudiant, détenu politique, qui ne l'avait pas salué. Elle fut acquittée.
Les attentats terroristes se multiplièrent. Une sorte de loi martiale fut proclamée dans tout le pays, divisé en six grands gouvernements militaires. Le comité exécutif répondit en condamnant à mort l'Empereur Alexandre II. Celui-ci était pourtant un homme bon et qui s'efforçait d'être juste, mais dans tout régime absolutiste le chef unique est rendu responsable du mal comme du bien. Custine avait sagement prévu les dangers du système quand il avait écrit trente ans plus tôt : «La superstition politique, qui est l'âme de cette société, en expose le chef à tous les griefs de la faiblesse contre la force, à toutes les plaintes de la terre contre le ciel; quand mon chien est blessé, c'est à moi qu'il vient demander sa guérison; quand Dieu frappe les Russes, ceux-ci en appellent au Czar. Ce prince, qui n'est responsable de rien politiquement, répond
Weitere Kostenlose Bücher