Tourgueniev
de tout providentiellement, conséquence naturelle de l'usurpation de l'homme sur les droits de Dieu. »
Tourguéniev, quand il vint en Russie en 1879, eut la surprise de se trouver tout d'un coup reçu comme un grand homme. On l'invitait partout; on lui faisait lirepubliquement ses livres. Les jeunes filles qui, six mois auparavant, l'avaient maudit pour avoir écrit Terres vierges, le suppliaient de signer pour elles des exemplaires de ce même roman. Ces mouvements de la gloire n'étaient pas aussi incohérents qu'ils le paraissaient. D'abord on savait que Tourguéniev représentait une grande tradition libérale, qu'il était partisan d'une constitution, et les Russes modérés, qui blâmaient à la fois la violence de la répression et la sauvagerie des attentats, se plaisaient à honorer en cet écrivain le symbole d'idées politiques qu'ils n'osaient pas exprimer. Et puis Tourguéniev était devenu un classique. Il faut un long temps pour que le succès d'un livre, même illustre, atteigne les couches profondes d'un peuple. Maintenant des ouvriers dans les gares abordaient Tourguéniev en lui demandant s'il était bien l'auteur des Mémoires d'un chasseur.
Il comprenait que les honneurs inattendus qu'on lui rendait déguisaient des manifestations politiques. Il dit lui-même dans un discours à Moscou que ce n'était pas comme romancier, mais comme libéral, qu'il était applaudi. Au cours d'un grand dîner qui lui fut offert à Pétersbourg, il parla du « couronnement de l'édifice » et tout le monde comprit qu'il réclamait une constitution.
Mais il remarquait avec tristesse que les jeunes gens les plus radicaux se tenaient à l'écart des fêtes données en son honneur. On ne désire jamais que l'approbation de ceux qui vous la refusent. Un jour il fut invité à une réunion de jeunes écrivains qui publiaient en coopérative une revue révolutionnaire. Le contact ne s'établit pas. Les hôtes étaient des gens du peuple qui avaient dû lutter durement pour gagner leur vie. Tourguéniev était un homme riche qui avait longtemps (bien qu'innocemment) exploité des paysans. Les apparences physiquesmêmes les séparaient. Il était un géant, ses hôtes des hommes petits, mal nourris. Ils lui demandèrent : « Que pensez-vous de ce qui se passe en Russie ? Ne sommes-nous pas à la veille d'une révolution, comme la France de 1789? » Tourguéniev répondit que l'avenir était sur les genoux des Dieux et que la révolution était peu vraisemblable parce que l'opposition n'était pas unie. Un silence pénible suivit. « A une autre réunion, on demanda à Tourguéniev si le devoir était de se joindre aux terroristes ou d'aller au peuple. » « Je vois, dit-il après un moment, que les jeunes gens sont encore préoccupés de savoir ce qu'il faut faire. C'est à eux à répondre. Pour moi, je ne visite la Russie que çà et là et ne sais pas résoudre les problèmes politiques compliqués. »
***
En 1880, il alla faire un séjour chez Tolstoï. Un jour de mai 1878, Tourguéniev avait reçu une lettre de Tolstoï. Celui-ci venait de passer par une grande crise morale et avait souhaité se réconcilier dans un esprit de bonne volonté chrétienne avec tous ceux qu'il avait pu offenser. Il était certain, écrivait-il, qu'un homme aussi bienveillant que Tourguéniev avait oublié avant lui-même leur ancienne hostilité.
La violence était naturellement étrangère au caractère de Tourguéniev. Si on lui offrait une réconciliation, il était facile de prévoir qu'il l'accepterait. Il alla à Yasnaïa Poliana trois mois plus tard et y retourna chaque année jusqu'en 1880 2 . La Comtesse Tolstoï le trouva vieilli, grisonnant, et d'une faiblesse de caractère pué-rile.Elle fut charmée par sa conversation et en particulier par son extraordinaire pouvoir de conter. On voyait ce qu'il décrivait. Tolstoï jugea son hôte brillant, mais fut choqué par cette gaieté mélancolique qui semblait fuir les problèmes essentiels et ne trouvait plaisir qu'aux détails. Après le départ de Tourguéniev, il lui écrivit pour lui demander de ne plus jamais lui parler de ses œuvres. «Dieu le sait, écrivait Tolstoï, quand je relis mes ouvrages ou quand j'en entends parler, j'éprouve un sentiment complexe dont les principaux éléments sont la honte, et la crainte que l'on ne se moque de moi... Bien que je vous aime et que je vous croie fermement bien disposé envers moi, il me semble que, vous aussi, riez de tout
Weitere Kostenlose Bücher