Tourgueniev
cela. Ne parlons donc plus de mes écrits. » Il continuait en disant que l'on ne peut pas comparer deux êtres humains, que chacun a sa façon de résoudre ses problèmes, « chacun a sa façon de se moucher ». Tourguéniev répondit : «Quoique vous me demandiez de ne plus vous parler de vos écrits, ou de vos livres, je ne puis m'empêcher de vous dire que je ne me suis jamais moqué de vous, si peu que ce soit. Il y a certains de vos ouvrages que j'aime beaucoup, d'autres pas du tout, mais pourquoi rirais je ? Je pensais que vous vous étiez depuis longtemps débarrassé de tels sentiments. » Rien n'est plus triste, ni plus fréquent que ces luttes de deux grandes âmes faites pour s'estimer, et qui pendant toute leur vie, parfois à cause d'un faux départ, d'une impression physique, resteront l'une en face de l'autre, presque hostiles, comme deux chevaliers masqués qui ne peuvent soulever leur visière de fer.
On imagine si bien comment les petites actions de Tourguéniev, et souvent les plus aimables d'entre elles, devaient irriter Tolstoï. En 1880, Tourguéniev trouva àYasnaïa Poliana beaucoup de jeunes gens et sut les divertir. Il avait pris chez M me Viardot l'habitude des enfants, et d'ailleurs il aimait à plaire. Un soir le jeu fut de faire raconter par chacun le meilleur moment d'amour qu'il avait eu dans sa vie. L'histoire de Tourguéniev fut simple, discrète et tout à fait dans son style. Il avait, dit-il, aimé une jeune fille et cru qu'elle ne lui rendait pas son affection. Mais une fois, l'ayant regardée par hasard, il vit qu'elle avait les yeux fixés sur lui et sut alors qu'elle aussi l'aimait. C'était tout. C'était son meilleur souvenir d'amour. Après cela, les jeunes gens et les jeunes filles qui étaient là, passèrent leur temps à se regarder. Tourguéniev, le même soir, dansa le cancan avec une petite fille de douze ans. Tolstoï nota dans son journal : « Tourguéniev... cancan... triste. » Un autre soir, comme on était treize à table, Tourguéniev dit : « Que ceux qui ont peur de la mort lèvent la main ! » et il la leva. Ce soir-là, dans son journal, Tolstoï nota : « Comment Tourguéniev n'a-t-il pas peur d'avoir peur de la mort ? »
Les deux hommes avaient fait un effort sincère pour se réconcilier. Chacun des deux savait, reconnaissait que l'autre était un grand écrivain, mais ils n'avaient pas de commune mesure, pas de sentiments à partager. Ce qui était précieux pour l'un était sans valeur pour l'autre. Tourguéniev ne pouvait respirer dans l'univers moral de Tolstoï. Lui, pour qui l'art était la seule réalité, ne pouvait comprendre l'auteur de Qu'est-ce que l'art ? «Je plains beaucoup Tolstoï, écrivit-il à M. Polonsky. D'ailleurs chacun a sa manière de tuer ses puces. » Et une autre fois, à propos de la confession de Tolstoï : «Je l'ai lue avec grand intérêt. C'est une chose remarquable par la sincérité, la vérité et la force de conviction, mais les principes sont faux et, en fin decompte nous conduisent à la négation la plus sombre de toute vie active et humaine. C'est une sorte de nihilisme. »
***
Pendant ce séjour de 1880, Tourguéniev dit à la Comtesse Tolstoï qu'il n'écrivait plus parce qu'il n'était plus amoureux et qu'il n'avait jamais pu écrire que lorsqu'il aimait. Certes, M me Viardot gardait tout son pouvoir sur lui. Dans les moments où il semblait le plus heureux d'être en Russie, il disait soudain à ses amis : « Si M me Viardot m'appelait en ce moment, il faudrait que j'y aille. » Mais souvent il se plaignait de cette vie consacrée à la femme d'un autre. Jadis il avait conseillé aux jeunes gens de ne pas se marier. Maintenant il leur disait : « Mariez-vous. Vous ne pouvez imaginer combien la vieillesse est dure quand, contre votre volonté, vous devez vous asseoir au bord du nid d'un autre homme, recevoir les gentillesses comme des aumônes et vivre comme un vieux chien que l'on chasserait si le maître ne s'était habitué à lui et n'avait pitié. »
Pourtant, pendant ses derniers séjours en Russie, d'autres femmes l'avaient intéressé. Amours? Peut-être, car le mot a plus d'une définition, mais les sentiments de Tourguéniev restaient toujours à mi-chemin entre la sensualité et l'amitié. A ses belles amies, comme jadis, il parlait beaucoup de leurs mains : « J'aimerais à passer quelques heures avec vous, écrivait-il à la Baronne Vrevsky, à boire du thé et à regarder les dessins qui
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