Toute l’histoire du monde
nullement à une communauté unique, mais à des nations qu’opposaient la langue, les mœurs, les idées. La haine était collective. Le soldat ne haïssait point tel ennemi en particulier, et les « lois de la guerre » furent en général admises (blessés, prisonniers, Croix-Rouge, etc.).
En revanche, la guerre de 14 fut « grande » – disons plutôt « terrible » – par sa violence. Ce fut un genre de conflit annoncé par la guerre de Sécession, mais jamais vu en Europe : la guerre de masse, à l’échelle industrielle. La conscription fut établie partout, même en Angleterre. Et l’artillerie lourde, les gaz de combat, les mitrailleuses firent des hécatombes. La cavalerie, balayée par les armes à tir rapide, disparut à jamais.
Depuis les guerres puniques jusqu’à celles de Napoléon (et malgré les armes à feu), la guerre était restée la même. Il n’y avait pas de front. Les soldats marchaient beaucoup, mais se battaient rarement. La bataille, meurtrière (des dizaines de milliers de morts), durait du lever au coucher du soleil (Waterloo), exceptionnellement deux ou trois jours. Elle se livrait, à cheval ou à pied, dans l’exaltation des oriflammes, des sonneries et des tambours. Le général en chef pouvait en embrasser le déroulement du regard. Rien à voir avec les terrifiants combats de la Grande Guerre, livrés sous les obus d’un ennemi invisible, des mois durant, dans la boue et l’horreur !
Nul n’a mieux décrit l’ambiance de 14 que Maurice Genevoix dans ses carnets quotidiens. En août 1914, Genevoix avait vingt-deux ans. Il venait d’être reçu à l’agrégation de lettres. Élève à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, il se préparait à partir en vacances quand il fut mobilisé comme officier (comme tout normalien, il avait fait son service militaire et, comme la plupart d’entre eux, l’école d’officiers de réserve). Il se retrouva donc soudainement sous-lieutenant à la tête d’une section de citoyens (ouvriers, paysans) mobilisés comme lui. La section voisine était commandée par un officier d’activé, un saint-cyrien de son âge appelé Porchon.
« Porchon marche à côté de moi. Je lui demande : "Tu entends ? – Quoi donc ? – La fusillade ? – Non. "
« Comment est-ce possible qu’il n’entende pas… cette espèce de pétillement… C’est la bataille acharnée vers laquelle nous marchons et qui halète là, de l’autre côté de la crête que nous allons franchir. Mes hommes s’énervent peu à peu. Ils disent : "C’est nous qu’on y va, à présent. Ah ! malheur… "
« Là-bas, dans le layon que nous suivons, deux hommes ont surgi… Je discerne leur face ensanglantée, que nul pansement ne cache et qu’ils vont montrer aux miens. Le premier crie vers nous : "Rangez-vous ! Y en a d’autres qui viennent derrière. " Il n’a plus de nez. À la place, un trou qui saigne, qui saigne. Avec lui, l’autre dont la moitié inférieure du visage n’est qu’un morceau de chair rouge, molle, pendante…
« "Rangez-vous ! Rangez-vous ! " Livide, titubant, celui-ci tient à deux mains ses intestins qui glissent de son ventre crevé… Cet autre qui courait s’arrête, s’agenouille, dos à l’ennemi, face à nous, et le pantalon grand ouvert, sans hâte, retire de ses testicules la balle qui Ta frappé puis, de ses doigts gluants, la met dans son porte-monnaie.
« Ces blessés qui viennent, avec leurs plaies, avec leur sang, avec leur allure d’épuisement, c’est comme s’ils disaient à mes hommes :
« "Voyez, c’est la bataille qui passe. Voyez ce qu’elle a fait de nous… et il y en a des centaines d’autres dont les cadavres encore chauds gisent dans les bois, partout. Vous les verrez, si vous y allez. Mais si vous y allez, les balles vous tueront comme eux ou vous blesseront comme nous. N’y allez pas. "
« "Porchon, regarde-les. " – j’ai dit cela tout bas. Tout bas aussi, il me répond : "Mauvais ; nous aurons du mal tout à l’heure. " – c’est qu’en se retournant il a aperçu toutes ces faces anxieuses, tous ces yeux fiévreux…
« Derrière nous, pourtant, nos soldats marchent. Chaque pas qu’ils font les rapproche de ce coin de terre où l’on meurt aujourd’hui. Ils vont entrer là-dedans, soulevés de terreur… mais ils feront les gestes de la bataille.
« Les yeux viseront, le doigt appuiera sur la détente du fusil, aussi longtemps qu’il sera
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