Tragédies Impériales
Rodolphe puisse régner.
Soudain, les sinistres pensées qui avaient lentement envahi l’esprit de l’archiduc s’effacèrent. Quelque part sur la rive, quelqu’un chantait et, machinalement, Jean-Salvator, qui adorait la musique que, s’arrêta pour écouter, car la voix était d’un pureté extraordinaire et d’une reposante fraîcheur.
Elle semblait venir du lac même, comme si sirène en était sortie un moment pour admirer la beauté du matin. Le promeneur s’avança de quelques pas, dépassa un petit bois et découvrit enfin la chanteuse : assise au bord du lac, les bras noués autour de ses genoux, elle chantait en regardant l’eau scintillante, aussi simplement, aussi naturellement qu’un oiseau sur sa branche.
Elle chantait « Le Tilleul » de Schubert…
Doucement, Jean-Salvator descendit de cheval, attacha la bête à un arbre et s’avança à travers le bois pour n’être pas vu. Il n’aperçut d’abord qu’une masse épaisse et brillante de cheveux noirs tombant en cascade sur une robe bleu pâle mais quand, alertée par le bruit de ses pas, la chanteuse se retourna, il put constater qu’elle était très belle : teint doré, grands yeux sombres, longues jambes, silhouette ravissante et lèvres aussi rouges qu’un cœur de grenade. Tandis qu’il la contemplait, la jeune fille (elle pouvait avoir seize ans) sourit avec un grand naturel à cet inconnu séduisant et si visiblement sous le charme.
— Bonjour ! lança-t-elle gaiement. Vous m’avez presque fait peur.
— Pourquoi presque ? Il serait peut-être bon d’avoir vraiment peur. Je suis peut-être un individu dangereux.
— Sûrement pas ! Vous avez l’air de quelqu’un de bien ! Et puis, il fait trop clair pour les malandrins. Ces gens-là n’aiment que l’obscurité et les chemins creux.
— Me permettez-vous de m’asseoir un moment auprès de vous ?
— Pourquoi pas ? Ce n’est pas la place qui manque, fit-elle en désignant la petite prairie qui l’entourait sur trois côtés. Et le soleil est à tout le monde. Un moment, ils demeurèrent en silence, contemplant le lac, de plus en plus brillant.
— Pourquoi ne chantez-vous plus ? dit Jean-Salvator au bout de quelques minutes. Vous avez une si belle voix ! J’en ai rarement entendu d’aussi pure. En outre, vous savez vous en servir. Vous avez pris des leçons ?
— Naturellement, puisque je suis chanteuse. Ou plutôt, je vais l’être. Dans un mois, je débute à l'opéra de Vienne, conclut-elle avec un rien de vanité. Si vous aimez ma voix, il faudra venir m’écouter.
L’archiduc promit avec empressement d’aller entendre sa nouvelle amie. Elle se nommait Ludmilla Stubel, plus brièvement appelée Milly, et elle était de très bonne famille bourgeoise. Simple et gaie comme un petit ruisseau de montagne, elle bavardait joyeusement à bâtons rompus, et en l’écoutant, Jean-Salvator se demandait si le destin ne venait pas de lui apporter une réponse aux questions angoissées de son cœur toujours vide. Il sut, tout à coup, que, s’il devait un jour aimer quelqu’un, ce ne pourrait être que cette fille ravissante et limpide, qui le regardait si amicalement à travers l’épaisse frange de ses cils noirs.
Peut-être parce qu’il sentait à présent qu’elle allait tenir une grande place dans sa vie et parce qu’il éprouvait, dans son instinctive défiance italienne, le besoin de sonder cette jeune inconnue, cacha-t-il son identité réelle, se présentant comme étant Johann Müller, ingénieur, en vacances pour quelques jours sur les bords du lac, chez des amis.
Milly, pour sa part, séjournait à Gmunden, une bourgade voisine, avec ses parents. Dans quelques jours, elle repartirait pour Vienne où, très certainement, l’attendaient la gloire et la vie exaltante d’une grande prima donna.
En attendant, les deux jeunes gens, d’un commun accord, décidèrent de se revoir chaque matin au même endroit durant la semaine qui venait de commencer.
Mais lorsque ladite semaine s’acheva, il y avait trois jours qu’il n’était plus du tout question d’amitié entre Jean-Salvator et Milly. Réalistes tous deux et habitués à s’analyser clairement, ils avaient très vite compris qu’ils s’aimaient, d’un grand amour sincère et généreux. Un amour si impérieux qu’au cours de la semaine suivante, Milly, dans la simplicité de son cœur, ne crut pas devoir se refuser à celui qu’elle était si sûre
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