Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
pressentiments. Lorsque l’on joue la mélodie de Schubert Leise flehen meine Lieder durch die Nacht nach dir (les chants de mon âme s’envolent vers toi dans la nuit, avec mes prières), on peut, me semble-t-il, compter sur un peu d’humanité.
Encadrés par les sentinelles S.S. nous arrivâmes, après avoir parcouru une centaine de mètres, devant un édifice singulier, surmonté d’un toit plat à l’arrière duquel se dressait vers le ciel une cheminée ronde en briques rouges. Après avoir franchi une porte en bois, les S.S. nous conduisirent vers ce bâtiment. Nous nous trouvions dans une cour isolée du monde extérieur par un mur. Le bâtiment s’étendait à notre droite, avec une entrée en son milieu. Au-dessus de cette porte on remarquait une lanterne en fer forgé. Là, un S.S. de belle prestance, un rouquin plutôt jeune, se tenait en faction ; il portait les insignes d’« Unterscharführer ».
Je sus plus tard qu’il s’appelait Stark. D’un air menaçant, il exhibait un nerf de bœuf. « Avancez par ici, cochons ! » cria-t-il en nous cinglant de coups pour nous faire franchir la porte et avancer dans le couloir. Nous nous trouvions, interdits, devant d’autres portes peintes en bleu clair et nous nous demandions où nous devions aller. « Droit devant vous, saligauds ! » hurla Stark, et nous nous retrouvâmes dans un local où régnait une fumée humide, suffocante et âcre. Nous pouvions apercevoir les contours d’un four énorme. Nous étions dans le local d’incinération du four crématoire d’Auschwitz. Quelques juifs, porteurs de l’étoile jaune à six branches, s’affairaient tout autour. À la lueur des flammes qui apparaissaient à travers l’épaisse fumée je remarquai deux grandes ouvertures pratiquées dans les murs en briques rouges qui habillaient les fours. Nous étions devant deux fours à incinération en fonte dans lesquels des détenus introduisaient des cadavres entassés sur des chariots. Stark ouvrit alors brusquement une autre porte devant nous, et se rua sur Maurice et sur moi pour nous pousser dans une grande pièce voisine.
Devant nous, entre des coffres et des sacs tyroliens, d’innombrables cadavres d’hommes et de femmes étaient étendus les uns à côté des autres. J’étais glacé d’horreur. Je ne savais pas où nous étions. Stark ponctuait ses rugissements de coups de nerf de bœuf : « Allez, en vitesse !
Tirez ces cadavres ! » Nous devions faire comme les détenus que je venais de remarquer. Il y avait devant moi le corps d’une femme. Il fallait d’abord lui retirer ses souliers ; mes mains tremblaient et je frémis lorsque je dus lui retirer ses bas. C’était la première fois de ma vie que je touchais des cadavres ; les corps n’étaient pas encore rigides. En retirant un bas, je le déchirai un peu. Stark, qui me surveillait, se rua de nouveau sur moi et s’emporta : « Qu’est-ce que c’est que ce travail ? Fais attention et dépêche-toi ! Les objets personnels peuvent encore servir ! » Pour me montrer comment il fallait faire, il se pencha sur le corps d’une autre femme et il commença à lui enlever ses bas sans les déchirer. La peur de nouveaux coups, le spectacle affreux des tas de cadavres, la fumée âcre, le ronronnement des ventilateurs, la lueur des flammes des fours, tout ce tohu-bohu chaotique et infernal avait complètement annihilé mes pensées, et, dans mon désarroi moral, j’exécutai les ordres comme un automate. Peu à peu, je commençais à comprendre que les corps qui gisaient devant moi étaient ceux des personnes que l’on venait de fusiller. Mais je n’arrivais pas à imaginer comment on avait pu tuer tant de gens à la fois.
Lorsque Stark revint, il prit la direction des opérations. Il nous remit un long tisonnier et un lourd marteau, et il nous ordonna de retirer les scories des fours qui n’étaient pas en service. Maurice et moi, nous n’avions jamais fait un tel travail et nous ne savions comment nous y prendre. Parfois, nous introduisions les tisonniers dans le cendrier au lieu de le faire dans la couche des scories, ce qui endommageait le revêtement en terre réfractaire. Stark le remarqua et il nous renvoya dans le local où attendaient les cadavres. Il appela Fischl, qui devint plus tard notre chef d’équipe. Celui-ci commença à nettoyer les grilles. Maurice et moi, nous continuions à tirer les corps. Je regardai prudemment autour de moi dans la
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