Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
destinée à recevoir un chariot qui, en abandonnant la plaque, s’engageait sur l’une des voies secondaires. Le chariot était surmonté d’un plateau de chargement muni de ridelles de douze à quinze centimètres. Ce plateau était ouvert à l’avant et comportait une sorte de tiroir plat, de plate-forme qui pouvait glisser d’arrière en avant sur ce plateau. La section du plateau – et de la plate-forme – lui permettait de passer la porte du four et de s’y engager ; il fallait alors faire coulisser la plate-forme pour verser les cadavres à l’intérieur du four.
On commençait par traîner les cadavres hors de la chambre à gaz. Le chariot était alors manœuvré à l’aide de la plaque tournante devant une voie transversale. On immobilisait le plateau avec une cale en bois pour que le chariot ne puisse basculer au moment du chargement. Deux autres détenus plaçaient un corps sur une planche, par terre, à côté du plateau. Ils levaient ensuite le chargement et le basculaient sur le côté pour faire tomber le corps sur le plateau. Un aide placé de l’autre côté disposait le cadavre dans la position voulue.
Pour que le chariot soit complètement chargé, il fallait que deux cadavres soient allongés côte à côte, la tête en direction du four, un troisième étant placé en sens inverse, entre les deux premiers. Le chargement était alors prêt pour le four. Lorsque sa porte s’ouvrait, une chaleur ardente embrasait l’air. On enlevait la cale de fixation du chariot, deux hommes s’emparaient du plateau par chacun de ses côtés, l’amenaient jusqu’au four et le plaçaient au bord du moufle. Simultanément, deux autres aides, à l’arrière, poussaient le chariot et introduisaient ainsi le plateau dans le four. Entre-temps, les deux hommes qui se trouvaient à l’avant, après avoir reculé de quelques pas, s’arc-boutaient avec les bras contre la poignée d’arrêt du chariot et exerçaient une forte poussée sur la plaque arrière pour la faire coulisser. Ils parvenaient ainsi à faire pénétrer entièrement les cadavres dans le four. Lorsque la partie antérieure du poussoir se trouvait logée dans le four, le chariot était ramené vers l’arrière. À ce moment, afin d’éviter que le chargement ne sorte du four, un détenu placé latéralement maintenait les cadavres à l’intérieur à l’aide d’une fourche en fer. Le plateau engagé sur la sole aux trois quarts de sa longueur était ensuite ramené avec le chariot sur la plaque tournante, et la porte du four était refermée.
Au cours de la manœuvre de retour, j’étais agenouillé à côté de la plaque tournante et je devais la maintenir de toutes mes forces de manière que le chariot pût se déplacer correctement. Dans mon trouble, je ne disposai pas exactement la plaque tournante sur son rail de conduite, si bien qu’au cours de la manœuvre de recul le chariot vide dérailla. Je sentis une vive douleur au petit doigt de la main droite et je vis que je saignais. Cette petite blessure me paniqua, car je me rappelais avoir entendu dire, étant enfant, qu’on risquait d’attraper une fièvre mortelle par le contact d’une plaie vive avec un cadavre. J’arrachai aussitôt un lambeau de ma chemise trempée de sueur pour m’en faire un pansement. Plus rien d’autre en cet instant n’avait d’importance pour moi. Mais soudain Stark réapparut ; le déraillement du chariot l’avait rendu furieux et il se précipita sur moi. Je criai de douleur, mais je rassemblai mes dernières forces et je parvins à remettre le chariot sur ses rails. Je savais que la moindre hésitation à obéir eût signé mon arrêt de mort.
Les six fours étaient maintenant alimentés, nous retournâmes dans la chambre à gaz pour continuer à dévêtir les morts. J’étais devenu très prudent et je prenais garde de ne pas toucher les corps avec mon doigt blessé. Stark se tenait dans l’encadrement de la porte, d’où il pouvait surveiller les deux locaux. J’éprouvais une peur affreuse à cause de ma blessure, et je déshabillais les cadavres le plus vite possible en prenant mille précautions et en veillant à n’endommager aucun de leurs vêtements. Mon doigt saignait de nouveau. En la déshabillant, je mis du sang sur une pièce de lingerie d’une morte. Stark, qui se trouvait à côté de moi, le remarqua. D’un air menaçant, il leva son nerf de bœuf en criant : « Allons ! vous ne voyez pas que les cadavres
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