Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
bougent ? » Sur le moment, je ne compris pas ce qu’il voulait dire, mais je me précipitai instinctivement dans la salle d’incinération. En me voyant, Fischl s’approcha d’un four, leva le tablier et attisa le foyer avec un tisonnier en forme de fourche. « Prends ça, me dit-il à l’oreille, pique dans le tas en secouant pour que ça brûle mieux ! Fais vite, sinon Stark t’assomme à mort ! » Je saisis cette fourche du diable, je la plongeai à l’intérieur du four comme Fischl me l’avait montré en fourgonnant sous les corps en combustion, comme font les chauffeurs avec leur ringard pour activer le feu de leur chaudière.
Pour l’incinération de trois cadavres on disposait au plus de vingt minutes et Stark avait pour mission de veiller à ce que cette cadence de travail soit respectée. Épuisé, j’attisai la combustion des corps humains avec ma fourche ; trois détenus couraient comme des fous devant le crématoire. Ils refusaient de continuer ce travail et ils tentaient d’éviter les coups de Stark qui les pourchassait. Finalement, ils se laissèrent tomber sur le sol en ciment, suppliant que l’on eût pitié d’eux et que l’on mît un terme à leurs souffrances en leur tirant une balle dans la tête. Stark les refoula dans le local où gisaient les cadavres et il leur ordonna d’exécuter leur travail. Mais de nouveau ils s’affaissèrent sur le sol ; ils n’écoutaient plus les cris du S.S. Stark, rouge de fureur, se précipita sur eux la main levée, mais il se retint et il leur lança en ricanant : « Tas de fainéants, vous aurez de mes nouvelles ! » Il se rendit dans la salle d’incinération où il cria : « Allez, en vitesse ! Les cadavres dans les fours ! »
Lorsque les six fours furent alimentés, on nous poussa dans le local voisin pour y traîner d’autres corps. Stark resta dans la salle d’incinération. Je tentai de récupérer mes forces en simulant un travail assidu. Parmi les cadavres, je découvris nos trois camarades qui gisaient inanimés. Ils respiraient encore faiblement, mais on voyait qu’ils étaient à bout de forces. Plus rien ne comptait plus pour eux ; ils étaient devenus complètement indifférents à leur sort. Je n’avais pas encore atteint ce degré de désespoir, mais je ne me faisais aucune illusion. Je savais qu’ici je n’avais aucune chance d’échapper à la mort, et cependant je n’étais pas encore prêt à capituler. Plus la mort devenait menaçante, plus je me raccrochais à la volonté de survivre. J’étais encore jeune, mes parents, mes amis de Sered pensaient à moi et devaient espérer me retrouver vivant un jour. Je devais tout faire pour ne pas les décevoir dans leur attente.
Mes pensées étaient entièrement mobilisées par la nécessité de surmonter ces épreuves, je devais tenir et survivre jusqu’à la limite du possible. En aucun cas je ne devais me laisser aller. Tous ces cadavres que je venais de voir et les opérations auxquelles j’avais été contraint de participer me renforçaient dans ma volonté de faire l’impossible pour ne pas périr de la même façon, pour ne pas reposer sous un amoncellement de corps et finir par être roulé jusqu’au four crématoire, où je serais finalement transformé en fumée et en cendres. Non, surtout, ne pas finir ainsi ! Je ne désirais qu’une chose : survivre. Il devait y avoir un moyen de sortir de là un jour ou l’autre. J’étais obsédé par ces pensées. Mais pour m’en tirer, il n’y avait pour le moment qu’une chose à faire : me soumettre et exécuter les ordres. L’affreuse corvée du four crématoire d’Auschwitz ne pouvait être supportée par un être humain qu’en se pénétrant de cet espoir.
Vers la fin de l’après-midi, les flammes avaient transformé en une cendre grisâtre un bon nombre de corps. Mais la plus grande partie des cadavres s’entassaient encore tout autour de nous. En une heure on ne pouvait incinérer que 54 corps, à raison de trois corps toutes les vingt minutes dans chacun des six fours. Je me disais qu’il faudrait encore beaucoup de temps pour réduire en cendres tous les autres. Mais après, qu’allait-il nous arriver ? Je m’efforçais de ne plus me poser cette angoissante question. Ce problème, essayais-je de me dire, serait peut-être réglé le lendemain, mais pour le moment j’étais encore en vie, et c’était l’essentiel.
*
Pendant que les corps se
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