Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
J’appelai au secours, mais ma voix fut couverte par le bruit du moteur et les grincements de la carrosserie. Nous luttions en vain contre la masse des corps raidis et glissants qui s’amoncelaient sur nous comme s’ils avaient voulu nous enterrer sous eux et nous entraîner avec eux dans la mort. Le camion finit par s’arrêter. Un S.S. cria : « Alors, quoi ! vous n’avez pas entendu ? Tout le monde en bas ! »
Lorsque les phares de la voiture suiveuse éclairèrent l’arrière du véhicule, les S.S. comprirent ce qui s’était passé. Après avoir abaissé la ridelle et dégagé quelques corps, nous fûmes libérés. Le moindre mouvement était un supplice. Mes camarades gémissaient. Nous nous laissâmes tomber sur le sol, soulagés de nous retrouver à l’air libre. Les autres camions stationnaient un peu plus loin, à côté d’une ambulance militaire qui portait l’emblème de la Croix-Rouge. Ses phares éclairaient un vaste terrain au centre duquel était creusée une fosse profonde de forme ovale au fond de laquelle une nappe d’eau réfléchissait le clair de lune. Les bords de la fosse étaient constitués par un remblai de terre argileuse fraîche, non tassée ; cette levée de terre était donc récente. En écoutant les palabres des S.S., je compris que le fond de la fosse était rempli d’eau d’infiltration, qu’ils se demandaient si c’était un bon endroit pour y décharger les cadavres. Les S.S. inspectèrent minutieusement la terre sur le remblai, puis l’un d’eux, attaché au bout d’une corde, se laissa descendre au fond du trou pour se rendre compte de la profondeur de l’eau. Au retour de son expédition, les Allemands se remirent à discuter longuement.
Mais ma fatigue surpassait ma curiosité. Les conciliabules des S.S. m’offraient une occasion inattendue de me reposer. Je cessai de m’intéresser à ce qui se passait autour de moi, je m’allongeai sur le sol et je m’endormis. Je fus tiré de mon sommeil par le bruit d’automobiles qui se rapprochaient. Plusieurs chefs S.S. descendirent des voitures, avec à leur tête le chef de camp Aumeier et le chef de la Gestapo Grabner. Ils coururent jusqu’à la fosse éclairée et ils l’examinèrent en tournant autour, puis ils discutèrent eux aussi un bon moment. On nous donna finalement l’ordre de jeter les corps dans la fosse. Fischl et Schwartz déchargeaient les cadavres et mes trois camarades français les traînaient jusqu’au remblai. Maurice et moi, nous attendions sur le bord de la fosse. Nous empoignions les morts par les mains et par les pieds pour les projeter d’un seul élan, aussi loin que possible. Les corps tombaient dans l’eau, la projetant de tous les côtés, pour s’enfoncer ensuite à la manière des ailes d’un moulin. Nous étions à bout de forces et nous n’avions vidé qu’un seul camion. Les S.S. s’en rendirent compte ; ils nous firent relayer par d’autres détenus français. Les premières lueurs du jour commençaient à poindre lorsque nous retournâmes au camp. Tout le monde dormait encore. Les multiples ampoules fixées aux piliers des réseaux de barbelés brillaient le long de la route déserte qui menait au camp. On n’entendait que le claquement de nos galoches dans le silence de mort qui pesait sur le camp. La vue des innombrables panneaux signalétiques disposés en lignes parallèles sur les réseaux de barbelés : « Attention ! Danger de mort ! », accompagnés de têtes de mort et de tibias en croix, nous rappelait à notre misérable condition. Les bouches menaçantes des mitrailleuses dirigées sur nous, les sinistres casernements en briques rouges, qui constituaient désormais le décor de notre vie, nous plongeaient dans la détresse et le désespoir. C’est pourquoi, lorsqu’ils se rendaient pleinement compte de leur situation, de nombreux prisonniers préféraient la mort plutôt que de poursuivre une telle existence. En pénétrant dans le camp, nous remarquâmes quelques corps de détenus morts dans la « Zone interdite » – appelée aussi « Couloir de la mort » – dans laquelle était aménagé un réseau de fils électriques parcourus par du courant à haute tension. « Il est allé sur le fil », disait-on couramment dans le jargon du camp pour parler d’un détenu qui avait été fauché par une rafale de mitrailleuse avant d’atteindre la zone électrifiée, ou qui avait touché le fil à haute tension.
Les S.S. nous
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