Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
carbonisaient, nous préparions la fournée suivante. Nous travaillions par équipes de quatre à un rythme infernal. Nous n’avions droit à aucune pause pour reprendre souffle. Cette fiévreuse activité nous avait tellement épuisés et abrutis qu’un jour nous oubliâmes de débrancher les ventilateurs d’un four, dont nous ne remarquions plus le ronflement. Les flammes devinrent si violentes et la chaleur si intense que le revêtement réfractaire du four commença à se désagréger, provoquant la chute de briques dans le conduit qui reliait le four à la cheminée. Les flammes s’échappaient à l’air libre avec des bruits d’explosion, des étincelles rouges apparurent au-dessus de la cheminée et en un rien de temps la salle d’incinération fut envahie d’un épais et suffocant nuage de fumée. Stark courut comme un fou en direction de la cheminée ronde près de laquelle se trouvait une baraque en bois abritant le service du département politique. Il revint accompagné de quelques S.S. et l’on nous donna des directives pour éteindre le feu.
Après avoir branché un tuyau sur le robinet de la conduite d’eau, nous ouvrîmes la porte d’un four que nous inondâmes. Lorsque le jet d’eau tomba sur le feu, il se produisit un sifflement et un fracas d’une grande violence, comme si l’on eût jeté un morceau de glace dans de l’huile bouillante. Les flammes finirent par disparaître mais une incandescence couvait à l’intérieur du four, dégageant une épaisse fumée noirâtre. Des flammes accompagnées d’une abondante fumée s’échappaient également avec des bruits d’explosion par les interstices des portes des autres fours. Stark s’agitait et criait : « Apportez des seaux d’eau ! » Sous les menaces, les coups et les hurlements des S.S., nous courions avec nos seaux comme des chevaux ombrageux, allant de la conduite d’eau aux fours, et nous arrosions sans arrêt leurs grilles.
Enfin, au bout d’une demi-heure, le service de protection contre l’incendie arriva sur les lieux. Stark était très agité. Peut-être craignait-il d’être tenu pour responsable de l’incendie. J’entendis alors des coups de feu dans le local voisin, et constatai que les trois détenus qui étaient restés prostrés parmi les cadavres avaient été abattus.
Dans la soirée, l’incendie était enfin maîtrisé, mais, bien entendu, l’installation crématoire était devenue inutilisable. Les fours fumaient encore un peu, et l’on pouvait apercevoir à l’intérieur les restes des corps carbonisés. Nous marchions dans de l’eau jusqu’aux chevilles et de la fumée continuait à s’échapper par les portes et les fenêtres. Nous étions tous abrutis de fatigue, indifférents au sort qui nous attendait. Cela valait sûrement mieux. En effet, les fours étant hors d’usage, notre présence devenait superflue.
L’ambiance était devenue singulière. Personne ne criait ni ne nous malmenait. Nous nous serrions dans un coin du local d’incinération comme des criminels qui attendent d’être exécutés, mais apparemment nul ne se souciait de nous. Les ampoules électriques répandaient une lueur mate à travers l’écran mouvant de la fumée, et me rappelaient la lumière des cierges de la Toussaint. La lanterne noire en fer forgé de la porte d’entrée du crématoire diffusait une lumière crépusculaire au travers des arabesques de ses feuilles de vigne délimitant les contours de l’ombre sur le mur et sur la porte massive. Un observateur non averti eût sans doute imaginé un intérieur accueillant au-delà d’une entrée aussi intime. Qui aurait pu se douter que, cette porte franchie, l’enfer commençait ?
Les trois nouveaux camarades qui nous rejoignirent ne pouvaient deviner le sort qui les attendait lorsqu’ils passèrent ce seuil romantique. Ils venaient remplacer les trois détenus abattus. On avait donc encore besoin de nous, tout espoir n’était pas perdu.
Tard dans la soirée, un camion couvert d’une bâche franchit en marche arrière la porte de la cour du crématoire. Quelques instants plus tard, un groupe de S.S. fit son entrée dans la cour. Le sous-chef de section Stark et ses sbires leur faisaient la haie au garde-à-vous, le bras droit levé : « Heil Hitler ! ». Nous reçûmes l’ordre de charger dans le camion les corps restants qu’entre-temps nous avions déshabillés. Maurice et moi, nous tirions les cadavres sur le sol glissant du
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