Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
crématoire jusqu’à l’extérieur. Puis nous les saisissions par les mains et par les pieds pour les jeter dans le camion. Ils étaient ensuite disposés en couches, les uns au-dessus des autres, comme des rondins, par Fischl et Schwartz. Tout cela avait lieu à une cadence infernale, sous les hurlements des S.S., pour lesquels tout se faisait toujours trop lentement. Nos nouveaux compagnons de travail étaient profondément choqués et ils hésitaient à se saisir des cadavres glissants. Les bras et les jambes mouillés des morts leur échappaient souvent, de sorte que les corps retombaient au sol. À leur habitude, les S.S. réagissaient par des coups et des injures. Deux novices étant tombés, ce fut une avalanche d’invectives : « Bande de chiens, vous avez démoli les fours, mais maintenant cela va changer ! Debout ! Allez ! Dare-dare ! Sinon je vous botte le cul ! »
Le petit chef S.S. que j’avais remarqué l’après-midi dans la cour du bloc 11, près d’une cuve de thé, criait encore plus fort que les autres. Sa voix rauque trahissait l’alcoolique. Il se tenait sur ses courtes jambes, le buste penché vers l’avant pour surveiller de près notre travail. Par moments, il se tournait vers le chef S.S. et les adjoints qui l’entouraient et il discutait en faisant de grands gestes. J’appris plus tard qu’il s’appelait Aumeier et qu’il était chef du camp principal de triage. Il était accompagné du chef de la section politique de la Gestapo, sous-chef de la section d’assaut, le S.S. Max Grabner. Entre-temps, on avait terminé d’entasser les cadavres dans le camion jusqu’en haut des ridelles ; deux d’entre nous s’employèrent à les relever et à refermer la benne du véhicule. Ils amarrèrent la bâche qui recouvrait et dissimulait l’ensemble du chargement.
Le camion quitta alors la cour du crématoire et alla se garer non loin de l’hôpital militaire des S.S., sur le bord de la route. D’autres prirent sa place dans la cour et avant minuit nous avions chargé le quatrième et dernier camion. Nous avions dû trouver un peu de place à l’arrière, serrés les uns contre les autres, car nous faisions partie du transport. Nous prenions appui sur les morts comme contre un mur. Avant le départ, un S.S. nous avait remis nos rations de pain que nous avions dévorées comme des loups affamés, sans nous soucier de nos mains souillées. La faim nous avait appris à apprécier le goût du pain ; la vue de notre ration nous faisait oublier tout le reste. Je rompis ma part, morceau par morceau, je la mâchai lentement, en la savourant comme un mets succulent. Trop occupé à manger, je n’avais pas remarqué que notre véhicule avait pris la route. J’écartai le bord de la bâche au-dessus de la ridelle et je vis que la lumière qui nous éclairait par intermittence était celle des phares d’une voiture qui nous suivait. Ses occupants devaient avoir pour mission de veiller à ce qu’aucun de nous ne profitât de l’occasion pour tenter de s’échapper. Nos gardiens surestimaient notre énergie. Nous étions si épuisés qu’aucun de nous ne songeait à s’évader.
À travers un interstice entre la ridelle et la bâche, je remarquai que nous traversions une petite ville, sans doute Auschwitz. Les bruits de moteur des camions résonnaient dans les rues calmes et désertes. Après avoir dépassé les dernières maisons, notre fantomatique convoi descendit une route en légère pente et franchit une voie ferrée. Nous nous engageâmes ensuite dans un chemin de terre. Les à-coups et le vacillement du véhicule témoignaient de son mauvais état. Je constatai que les morts bougeaient derrière nous. Les cadavres des rangées supérieures se heurtaient les uns contre les autres. Les mouvements de roulis et de tangage du camion provoquaient un balancement du macabre chargement qui s’élevait et s’abaissait alternativement, si bien que les morts semblaient être revenus à la vie. Dans un virage, le conducteur freina brusquement, s’arrêta et redémarra, ce qui fit glisser la rangée de cadavres du haut vers l’arrière du chargement où les corps se bousculèrent vers le haut et vers le bas. Une douzaine de cadavres retombèrent à l’endroit où je me trouvais avec mes coéquipiers étendus à plat ventre. Tous nos efforts pour nous relever furent vains. À chaque cahot, la pression des corps s’accentuait au point que je respirais difficilement.
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