Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
qui réussiraient à s’enfuir seraient peu nombreux, mais chacun avait une petite chance, il ne fallait pas la négliger. Cette perspective, en tout cas, entretenait le moral de la plupart d’entre nous. J’étais du nombre et reprenais confiance dans l’avenir.
L’affaire de la « sélection » du mois de février pesait encore dans nos esprits lorsqu’une nouvelle infortune s’abattit sur nous. Wladek, qui avait été affecté un peu avant moi à l’ancien crématoire d’Auschwitz comme chauffeur, fut un jour enfermé dans une cellule souterraine du bloc II. Comme c’était un ancien fonctionnaire du parti communiste de Pologne, passé dans la clandestinité dès l’entrée des Allemands à Varsovie, les S.S. de la section politique pensaient obtenir de sa part des informations importantes sur l’organisation et le fonctionnement du mouvement secret de la Résistance polonaise. Malgré la torture, il demeura inébranlable et ne livra aucun nom. Se rendant compte qu’il ne parlerait pas, les S.S. le refoulèrent alors dans notre commando.
Wladek pouvait avoir vingt-huit ans ; c’était un jeune homme blond, trapu, impassible ; familiarisé avec les problèmes que posait un projet d’évasion, il jouissait de l’estime et de la confiance de tous nos camarades. Il n’avait donc pas tardé à prendre en main l’élaboration du plan de soulèvement avec Kaminski, Warsawski et Handelsmann et à devenir l’agent de liaison à l’intérieur du camp. Ayant été affecté au même titre que les autres détenus politiques au commando spécial du bloc II, il pouvait se déplacer librement dans le secteur B. II du camp et entretenait des relations d’amitié avec de nombreux prisonniers politiques arrêtés pour faits de résistance. Comme eux, fermement convaincu de la nécessité d’une action violente de rébellion, il entretenait en nous espoir et confiance. Et puis, subitement, un matin, on le transféra à Auschwitz. C’était vraiment un coup terrible porté à notre projet.
Quelques jours plus tard, dans l’après-midi, une voiture d’ambulance pénétrait dans la cour du crématoire et s’arrêtait devant le local du chef du commando, Gorges. Quackernack sauta de la voiture et entra. Peu après, Gorges sortit et ordonna à quelques chauffeurs de suivre Quackernack. On leur fit décharger un sac, fermé par une cordelette. Il contenait le corps d’un homme mort, dont l’identité devait rester secrète. Quackernack paraissait très nerveux et il nous commanda d’incinérer aussitôt le sac. Mais, dans notre hâte, nous oubliâmes de verser de l’eau sur le bac en tôle, de sorte que le chargement ne put glisser correctement dans le four, et qu’un coin du sac resta bloqué dans la porte.
En la rouvrant pour faire glisser entièrement le sac dans les flammes, nous aperçûmes avec horreur son contenu : c’était Wladek !…
À la fin du mois de février, comme je partais un soir au travail avec l’équipe de nuit, je vis dans le vestiaire du crématoire V des centaines de cadavres qui devaient être carbonisés. Dans la chambre du chef de commando, qui communiquait par une porte avec le local d’incinération, on faisait la fête à l’occasion de la promotion de Johann Gorges au grade d’Unterscharführer. Gorges pouvait alors avoir une quarantaine d’années. Il avait une stature robuste et une taille de près de 1,80 m. Son visage était coloré et ses cheveux coupés court, comme ceux d’une recrue ; il dissimulait fort mal un air balourd et emprunté, une apparence apathique et inexpressive.
Au moment des exécutions, il ne semblait ressentir aucun sentiment. Ni satisfaction, ni pitié, ni compassion. Les atrocités dont il était le témoin quotidien le laissaient impassible. Il exécutait strictement les ordres de ses chefs, mais ne faisait jamais plus que ce qu’on lui demandait. Ce n’était pas un tourmenteur sadique, mais un être assez simple, dont l’existence eût été peut-être normale et discrète dans d’autres circonstances. Quoi qu’il en soit nous l’avions surnommé en raison de son teint coloré « Betterave rouge ». Alcoolique, il avait une prédilection pour le schnaps, qui lui déliait la langue même en notre présence. Il nous parlait alors beaucoup de son fils dont il était fier, et souvent de la France, notamment de Paris, où il avait vécu des jours heureux, nouant avec nous, en cette occasion, des relations presque
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