Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
humaines.
Cette nuit-là donc, j’étais libéré du travail des fours et employé aux fonctions domestiques. Ce service était généralement doux et peu astreignant en comparaison de l’autre. Il s’agissait principalement de nettoyer la chambre du chef de commando, de faire reluire les bottes des S.S. de service, d’entretenir le feu dans le poêle et de faire la vaisselle. Mais cette fois, le travail ne fut pas aussi tranquille que je l’espérais.
Le couvert était mis sur la longue table de la chambre du chef de commando, garnie d’une profusion de victuailles en provenance des pays occupés par les vainqueurs : conserves, saucisses, fromages, olives, sardines. Vodka polonaise et quantité de cigarettes complétaient le festin. Une douzaine de chefs S.S. étaient arrivés au crématoire pour faire la fête chez Gorges. La boisson et la bonne chère n’ayant pas tardé à produire leurs effets, l’un d’eux, ayant apporté son accordéon, se mit à accompagner les convives qui poussaient la chansonnette. On reprenait en chœur les rengaines à la vogue, Lili Marlène et Rosamonde, on se racontait des histoires grivoises, et plus la soirée se prolongeait, plus l’ambiance devenait joyeuse. C’est alors que Gorges, qui avait fait de nombreuses libations, commença à évoquer sa participation à un défilé dans Paris. Il bondit de son siège, se mit à marcher au pas de parade et à chanter à tue-tête, en imitant la musique militaire. Rires, chants et braillements couvraient le vacarme de la chambre d’incinération, mais de la pièce où nous étions, on entendait les vibrations et la soufflerie des ventilateurs, les cris des kapos et les raclements des ringards dans les foyers. La fête dura jusqu’à minuit, puis les invités se retirèrent les uns après les autres, tous passablement éméchés.
Pendant la soirée, Voss avait pris la direction du service de l’incinération, bien qu’il n’y fût pas tenu en tant que chef des crématoires. Peut-être voulait-il marquer par ce geste sa solidarité avec les chefs des commandos. Lorsque tout le monde fut parti, des nuages de fumée de cigarettes obscurcissaient la pièce et j’ouvris la fenêtre pour l’aérer, puis je débarrassai la table. Voss, qui avait participé aux libations par intermittence, s’était rendu pendant ce temps dans la chambre d’incinération pour y surveiller les opérations. À son retour, ayant retiré sa veste et ses bottes, il s’étendit sur la paillasse du lit de camp, à côté de la porte, et ne tarda pas à s’endormir profondément. J’étais en train de nettoyer des bottes lorsque soudain j’entendis un bruit de motocyclette qui se rapprochait, et le conducteur s’arrêta devant le crématoire. Comme je réveillais Voss, la porte s’ouvrit et L’Oberscharführer Houstek, de la section politique, entra dans la pièce. Les deux S.S. se saluèrent, puis Houstek remit à Voss une enveloppe cachetée. Ils échangèrent quelques paroles, et Houstek repartit à motocyclette aussi vite qu’il était venu. La venue de ce S.S. n’annonçait généralement rien de bon et son arrivée inopinée au crématoire était toujours le prélude à quelque vaste action d’extermination. Nous l’appelions d’ailleurs Malchemowes, c’est-à-dire l’ange de la mort. Agé d’environ quarante ans, son corps trapu et penché vers l’avant lui donnait l’allure d’un gorille au faciès raviné de plis et de rides. Homme brutal et violent, tout le monde l’évitait dans la mesure du possible.
L’heure inhabituelle à laquelle il s’était rendu au crématoire et avait remis un pli confidentiel à Voss laissait présager le pire. Et, qui sait ?, cette enveloppe contenait peut-être ma propre condamnation à mort… Après le départ de Houstek, Voss s’assit devant sa table et examina le pli à la lumière du plafonnier. Puis il ouvrit l’enveloppe et en retira une feuille de papier qu’il déplia. La lecture du message lui fit hocher la tête et froncer les sourcils. Visiblement furieux il plaqua la missive sur la table et se déchaîna : « Il leur en faut encore, bon Dieu ! Cela ne leur suffit pas toute la nuit jusqu’au lendemain matin ! Trop, c’est trop ! Il faut qu’ils rallongent, que je m’occupe de tout. Toujours Voss, Voss, Voss ! On peut s’éreinter ici autant que l’on peut, mais quand les affaires marchent mal, c’est toujours le même qui trinque ! »
Remarquant alors ma
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