Trois femmes puissantes
parents n’avaient rien, personne autour de moi n’avait
rien, on survivait par la débrouille et l’ingéniosité mais le
profit de chaque jour ne valait pas les efforts d’intelligence
chaque jour déployés. J’ai étudié en France car j’étais un
garçon brillant puis je suis rentré avec mon fils Sony, qui
avait cinq ans, et je me suis lancé dans les affaires. J’ai
racheté un village de vacances à moitié construit à Dara
Salam et j’ai réussi à en faire un lieu fréquenté et rentable mais la chance a tourné et j’ai dû me séparer de Dara
Salam et, tel que je suis aujourd’hui, je dois me contenter de très peu, cela m’indiffère et je n’ai plus beaucoup
d’orgueil, plus beaucoup. Je suis entré dans ma maison et
j’ai été accueilli par tous ces cris. Si mon fils Sony affirme
être l’auteur de cet acte, je m’incline et je lui pardonne, car
je l’aime depuis toujours en tant que fils et en tant que ce
qu’il est, lui, bien qu’on me dise parfois : Ton fils n’a rien
fait de son intelligence, mais il en fait ce qu’il a pu ou voulu
et ce n’est pas mon problème. Je reconnais ce qu’il dit et je
m’incline. Ma femme m’a trahi mais pas lui. C’est mon fils
et j’admets et comprends ce qu’il a fait, car je me reconnais
enlui. Mon fils Sony est meilleur que moi, il surpasse en
grandeur d’âme tous les êtres que j’ai connus, cependant je
me reconnais en lui et je lui pardonne. Je m’incline devant
ce qu’il affirme, je ne dis rien d’autre, rien de différent,
et si ses propos venaient à changer j’y acquiescerais de la
même façon. C’est mon fils et je l’ai élevé, voilà tout. Ma
femme, je ne l’avais pas élevée. Je ne la connais pas et je
ne peux pas lui pardonner et ma haine ne se tarira jamais
à l’encontre de cette femme car elle m’a bafoué dans ma
propre maison et ne s’est pas souciée de moi. »
À la fin de l’après-midi, quand l’ombre eut adouci la
rue, Norah s’en alla voir Sony.
Elle sortait chaque jour à la même heure, mesurait la
vélocité de son pas pour éviter de transpirer abondamment.
Et elle préparait mentalement les questions qu’elle poserait à Sony, sachant déjà qu’il lui répondrait de son seul
sourire et que, sur sa résolution de protéger leur père, il ne
reviendrait pas, mais voulant lui montrer qu’elle était déterminée, elle, à le sauver et ainsi à l’affronter loyalement.
Elle marchait avec joie dans la rue familière et son esprit
était en paix et son organisme ne la surprenait plus.
Elle saluait une voisine assise devant sa porte, elle songeait : Quels bons voisins j’ai là, et si l’un ou l’autre, si
le boulanger libanais ou la vieille femme qui vendait des
sodas dans la rue lui parlaient d’elle-même telle qu’ils prétendaient l’avoir connue dix ans auparavant, elle n’en était
pas affectée.
Elle y consentait, humblement, déraisonnablement,
comme à un mystère.
Pareillementelle avait cessé de se demander pourquoi
elle ne doutait pas que renaîtrait en elle l’amour pour son
enfant dès lors qu’elle serait allée au bout de ce qu’elle
pouvait faire pour Sony, dès lors qu’elle les aurait délivrés,
Sony et elle, des démons qui s’étaient assis sur leur ventre
quand elle avait huit ans et Sony cinq.
Car c’était ainsi.
Et elle pouvait songer avec calme et gratitude à Jakob
prenant soin des enfants à sa façon qui, peut-être, valait la
sienne, elle pouvait penser sans inquiétude à Lucie.
Elle pouvait penser au visage radieux de son frère Sony
quand, autrefois, elle jouait à le lancer sur le lit, elle pouvait penser à cela et n’en être pas ravagée.
Car c’était ainsi.
Elle veillerait sur Sony, elle le ramènerait à la maison.
C’était ainsi.
contrepoint
Il percevait près de lui un autre souffle que le sien, une
autre présence dans les branches. Depuis quelques semaines il savait qu’il n’était plus seul dans son repaire et il
attendait sans hâte ni courroux que l’étranger se révélât bien qu’il sût déjà de qui il s’agissait, parce que ce ne
pouvait être nul autre. Il n’en éprouvait pas d’irritation car
dans l’obscure quiétude du flamboyant son cœur battait
alangui et son esprit était indolent. Mais il n’en éprouvait
pas d’irritation : sa fille Norah était là, près de lui, perchée
parmi les branches défleuries dans l’odeur sure des
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