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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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pour dissimuler qu’ils sortaient à peine d’une énième
chamaillerie, d’un rêve pénible et avilissant. Car je suis en
     grand effondrement.
    Rien de tout cela ne lui était accordé, jamais.
    Et pourquoi donc, se demandait-il, pourquoi ?
    Qu’il se fût mal comporté à tel moment et dans telle
situation où il importe d’être à la hauteur du drame ou de
la joie, il voulait bien l’admettre, mais quel était ce drame,
où était cette joie dans la vie réduite qu’il menait avec sa
famille, et quelles circonstances particulières n’avait-il pas
su affronter en homme accompli ?
    Il lui semblait précisément que son immense fatigue
(nonmoins considérable était sa fureur, dirait Fanta en
ricanant, c’était bien de lui de se prétendre consumé quand
la sourde rage permanente qu’il imposait à ses proches
épuisait ces derniers avant tout, pas vrai, Rudy ?) venait de
ce qu’il s’évertuait à guider dans la bonne direction leur
pauvre tombereau, leur chargement de rêves pénibles, de
rêves avilissants.
    Avait-il jamais été récompensé pour son désir de faire
au mieux ?
    Non, pas même, non, pas même félicité ou honoré ou
reconnu.
    À la décharge de Fanta qui paraissait toujours lui imputer muettement les échecs, la malchance, il devait reconnaître qu’il était prompt à devancer tout jugement de ce
genre en se sentant obscurément comptable de tout ce qui
leur tombait dessus comme infortunes.
    Quant aux rares coups de chance, il avait pris l’habitude
de les accueillir avec un tel scepticisme, son visage défiant
manifestait si éloquemment qu’il n’était pour rien dans le
bref passage du bonheur dans leur maison qu’il ne serait
venu à l’idée de personne de lui en savoir gré.
    Oh, cela, Rudy ne l’ignorait pas.
    Il sentait monter sur sa figure cet air de suspicion presque écœurée à l’instant où il proposait à Fanta, par exemple, ou à Djibril, une sortie au restaurant, une virée au club
de canoë, et il voyait en retour l’inquiétude ou un léger
désarroi (chez l’enfant qui détournait le regard, cherchait
celui de sa mère, incapable, lui, de comprendre les intentions secrètes de son père) envahir les deux beaux visages, si semblables, de sa femme et de son fils, et il ne
pouvait s’empêcher alors de leur en vouloir et il devenait
furaxet leur lançait : Quoi, vous n’êtes jamais contents ?
cependant que les deux beaux visages des seuls êtres qu’il
aimait dans ce monde se fermaient alors, n’exprimant plus
rien qu’une morne indifférence à son endroit et à l’endroit
de tout ce qu’il pourrait suggérer pour leur faire plaisir,
l’écartant silencieusement de leur vie, de leurs pensées et
de leurs sentiments, cet homme grognon et imprévisible
qu’un mauvais sort les contraignait pour l’instant de souffrir auprès d’eux comme le débris d’un rêve pénible, d’un
rêve avilissant. Tout ce qui m’était à venir m’est advenu .
    Il arrêta brutalement sa voiture sur le bas-côté de la
petite route qui l’amenait chaque jour tout droit chez
Manille, une fois passé le grand rond-point au centre
duquel s’élevait maintenant la curieuse statue en pierre
blanche d’un homme nu dont le dos courbé, la tête basse,
les bras lancés en avant semblaient attendre avec terreur
et résignation les jets d’eau programmés pour l’arroser au
début de l’été.
    Rudy avait suivi chaque étape de la réalisation de cette
fontaine, le matin, quand il tournait lentement sur le rondpoint dans sa vieille Nevada avant d’obliquer vers les établissements Manille, et sa curiosité distraite s’était muée
à son insu en embarras, puis en malaise lorsqu’il avait cru
constater une intime ressemblance entre le visage de la statue et le sien (pareils le grand front plat et carré, le nez
droit mais un peu court, la mâchoire saillante, large bouche, menton anguleux d’hommes fiers sachant exactement
où les mène chacun de leurs pas résolus, n’était-ce pas,
cela, plus comique qu’affligeant quand on se contentait
d’aller trimer chez Manille, hein, Rudy Descas ?) et son
trouble s’était accru à la vue du monstrueux appareil génitalque l’artiste, un certain R. Gauquelan habitant le coin,
avait sculpté dans l’entrejambe de son héros, forçant Rudy
à se sentir l’objet d’une cruelle dérision tant était pitoyable
l’opposition de l’attitude veule,

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