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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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désarmée, et des bourses
énormes.
    Il évitait à présent de jeter son habituel coup d’œil à la
statue, quand il tournait sur le rond-point dans sa Nevada
délabrée.
    Mais un réflexe malveillant orientait parfois son regard
vers la face minérale qui était la sienne, cette claire et vaste
figure d’apparence si virile penchée avec crainte, puis vers
les testicules disproportionnés, et il en était venu à éprouver de la rancune et presque de la haine envers Gauquelan
qui avait réussi, en plus, Rudy l’avait lu dans le journal
local, à vendre son œuvre à la ville pour quelque cent mille
euros.
    Cette nouvelle l’avait plongé dans une grande détresse.
    C’était comme si, se disait-il, Gauquelan avait profité
de son sommeil ou de son innocence pour le faire figurer sur une ridicule photo pornographique qui aurait rendu
Gauquelan plus riche et Descas plus pauvre, grotesque
— comme si Gauquelan ne l’avait tiré d’un rêve pénible
que pour l’enfoncer dans un rêve avilissant.
    — Cent mille euros, je ne peux pas le croire, avait-il dit
à Fanta, ricanant pour masquer sa désolation. Non, vraiment, je ne peux pas le croire.
    — Quelle importance, avait dû répondre Fanta, qu’est-ce que cela t’enlève, à toi, que d’autres s’en sortent bien,
avec cette irritante habitude qu’elle avait depuis peu de
paraître ne vouloir observer toute situation que d’un point
de vue hautain, magnanime, détaché, abandonnant Rudy à
sespensées mesquines et envieuses car cela pas plus que le
reste maintenant elle ne voulait le partager avec lui.
    Elle ne pouvait cependant empêcher qu’il se souvienne,
et le lui rappelle sur un ton suppliant, de ces bonnes années
pas si lointaines où l’un de leurs plus chers plaisirs consistait, dans la pénombre de leur chambre, assis au lit coude
à coude comme deux camarades et tirant l’un après l’autre
sur la même cigarette, à décortiquer sans indulgence les
comportements et caractères de leurs amis, de leurs voisins et à puiser dans leur sévérité commune mêlée d’une
très consciente mauvaise foi des effets de drôlerie qu’ils
n’auraient jamais pu ni osé tenter avec d’autres, qui étaient
propres à cette paire de braves copains qu’ils formaient
tous les deux en plus d’être mari et femme.
    Il voulait maintenant l’obliger à s’en souvenir, elle qui
feignait de croire qu’elle ne s’était jamais amusée avec lui
— mais ce n’était pas, non, la meilleure idée qu’il ait eue,
avec son ton malgré lui implorant, en être réduit à mendier pour qu’elle accepte de constater que, quoi qu’il en
fût, ce qui avait été n’était plus et qu’était mort sans doute
à jamais l’aimable compagnon qu’il avait pu être, par sa
faute à lui.
    Et il en revenait toujours à cet aspect intolérable, cette
tacite accusation qui lui enserrait la gorge — sa faute éternelle — et plus il se démenait pour se libérer de ce qui
l’étranglait, de ce qui le tuait, plus il secouait sa lourde tête
et plus il s’énervait et augmentait ses crimes.
    De fait, ils n’avaient plus d’amis depuis longtemps et
leurs voisins lui battaient froid, à lui.
    Rudy Descas s’en moquait bien, il estimait avoir assez
de soucis pour ne pas devoir s’occuper de ce qui, dans
sonattitude, déplaisait, mais il ne pouvait plus rire de personne avec Fanta si même elle avait été encore capable de
le souhaiter.
    Ils étaient isolés, très isolés, voilà ce qu’il devait bien
reconnaître.
    Il semblait que les amis (qui étaient-ils exactement,
comment se nommaient-ils, où avaient-ils tous disparu ?)
se soient éloignés à mesure que Fanta se détournait de lui,
comme si l’amour qu’elle lui avait porté, tel un tiers flamboyant entre eux deux, avait été seul digne de leur intérêt et
de leur affection et que, une fois volatilisé ce beau témoin,
Fanta et lui, mais lui surtout, leur étaient finalement apparus, à tous ces amis, dans toute la rudesse de leur banalité,
de leur pauvreté.
    Mais Rudy s’en moquait bien.
    Il n’avait besoin que de sa femme et de son fils —
encore que, ainsi qu’il se l’était déjà avoué avec un peu de
gêne, bien moins besoin de son fils que de sa femme, et
moins de son fils lui-même qu’en tant que mystérieuse et
séduisante extension de sa femme, fascinant, miraculeux
développement de la personnalité et de la beauté de

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