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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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qu’il voyait sur ce lit, c’était un arrière-train
d’homme non moins vigoureux et une tête de cheval qui
haletait au-dessus de Fanta — devait-il abattre ce monstre,
devait-il au moins le haïr ?
    Et de quelle nature mystérieuse et nouvelle pouvait être
ce qu’elle éprouvait, elle, et dont il n’aurait jamais connaissance, sous le poids bien plus considérable de Manille ?
    Rudy était un homme fin et sec, presque étroit d’épaules
mais robuste, se plaisait-il à penser, et Manille — mais —
il secouait la tête — il ne voulait rien savoir à ce propos.
    Et il secouait la tête de nouveau, seul au volant de sa
voiture immobile, dans le silence tout vibrant de chaleur,
et il se sentait happé, déchiré par le même effroi profondément déconcerté qui l’avait laissé transi et fasciné et seulement capable d’un affreux petit sourire incongru quand
il ne savait quelle bouche (celle de la Pulmaire, celle de
maman peut-être ?), dans il ne savait quel salon où il se
trouvait en visite (n’était-ce pas alors chez une cliente ?),
lui avait soufflé au visage cette révélation concernant Fanta
etManille, et ce souffle mauvais avait fait s’épanouir sur
les lèvres de Rudy le demi-sourire niais que lui renvoyait
il ne savait quel miroir du salon inconnu au milieu duquel
il se tenait debout, jambes écartées, les yeux maintenant
rivés sur ce miroir où il se voyait ridicule et bizarre mais
tout était préférable à la vision de cette petite bouche mauvaise au souffle acide qui se piquait de sortir Rudy Descas
de son innocence, de son amoureuse crédulité, préférable
aux accents de colère fielleuse et impuissante (eh bien, ce
devait être maman car ni la Pulmaire ni une cliente quelconque n’aurait pu considérer l’affaire avec autant de
dépit) qui le sommaient d’agir et de rejeter avec mépris
une telle femme.
    Que lui suggérait, dans son indignation (oh, c’était bien
maman), cette bouche raisonnable, sinon qu’un homme
un tout petit peu fier ne pouvait plus, ne devait plus s’introduire dans le corps même où reposait encore, liqueur
sacrée, le sperme du centaure ?
    Il aurait pu répondre, dans un ricanement : Pas de risque, il y a longtemps que je ne couche plus avec Fanta ou
plutôt qu’elle ne couche plus avec moi.
    Mais, dans un cri désespéré, il aurait pu répondre également : C’est toi, maman, qui m’as fait entrer chez Manille,
c’est toi qui es allée le trouver pour le supplier de me prendre ! Sans cela, elle ne l’aurait jamais rencontré !
    Mais il n’avait pas le souvenir d’avoir ouvert sa propre
bouche souriante et molle, mollement grimaçante.
    Il se revoyait fixant dans un miroir son visage inexpressif puis distinguant juste au-dessous l’arrière du crâne de
cette petite femme qui parlait encore, qui tentait encore de
l’immerger sous les vilenies et les perfides appels à son
honneurde mâle, et n’avait-il pas songé alors qu’un simple
coup de poing sur cette tête aux courts cheveux teints en
blond le délivrerait de ce tourment, ne s’était-il pas froidement imaginé en train de frapper maman pour la contraindre au silence, lui criant peut-être, juste avant qu’elle ne
perde connaissance : Que sais-tu de l’honneur, hein, et
mon père, qu’en savait-il ?
    Mais il ne voulait plus penser à tout cela.
    C’était humiliant et vain et l’on se sentait poisseux
comme au sortir d’un rêve répétitif, d’un interminable et
stupide rêve dont on connaît chaque étape pénible mais
dont on sait aussi, tout en le rêvant, qu’on n’échappera à
aucune.
    Il ne voulait plus penser à tout cela.
    Il remit le contact, passa directement la seconde.
    Le moteur protesta et hoqueta puis, lentement, la
Nevada se mit à rouler, avec des soubresauts et des plaintes
de toute sa vieille carcasse mais, se dit-il avec satisfaction,
assez bravement tout de même.
    Il ne penserait plus à tout cela.
    Il baissa sa vitre et, conduisant d’une main, laissa pendre
son bras gauche sur le flanc chaud de la voiture. Il entendait parfois les plaques de goudron fondu crépiter sous les
pneus.
    Comme il aimait ce bruit !
    Il sentait le gagner maintenant une douce, une délicieuse
euphorie.
    Non, bon petit dieu de maman, brave petit père, il ne
penserait plus au passé mortifiant mais seulement à se
montrer digne de l’amour que Fanta éprouverait pour lui
de nouveau s’il voulait

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