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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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résister au déferlement monotone
de la convoitise.
    Il traversa le parking d’un pas léger et il lui revint alors
le très pâle souvenir d’une sensation identique, d’une époque de sa vie où il allait toujours ainsi, le pas léger et l’âme
en paix — oui, toujours ainsi, et tel était le visage qu’il
offrait au monde : serein et bienveillant.
    Cela lui parut si lointain qu’il douta presque qu’il
s’agît bien de lui, Rudy Descas, et pas de son père ou de
quelqu’un d’autre dont il aurait rêvé.
    À quand remontait cette période ?
    Il songea qu’elle devait se situer lors de son retour à
Dakar,seul, sans maman demeurée en France, et peu avant
qu’il rencontrât Fanta.
    Il songea également, avec un frisson de surprise car il
avait complètement oublié ce détail, qu’il lui paraissait
alors naturel de tendre à la bonté.
    Il s’arrêta soudain sur le parking inondé de soleil.
    Les effluves du goudron chaud saturaient son odorat.
    Il eut un éblouissement alors qu’il ne fixait nullement le
ciel mais le bitume sous ses pieds.
    Avait-il été, véritablement, cet homme-là qui arpentait
l’âme légère, l’âme en paix les rues calmes du Plateau où
il avait loué un petit appartement, et certes peu différent
dans son aspect, avec sa blondeur et l’aimable régularité de
ses traits, des hommes au front blanc qu’il croisait dans ce
quartier mais ne partageant cependant rien de leurs ambitions mercantiles, de leur affairement ?
    Pouvait-il vraiment avoir été cet homme, Rudy Descas,
qui aspirait, avec une tranquille clairvoyance, à se montrer juste et bon, et plus encore (oh, il s’en empourprait de
confusion et d’étonnement) à toujours distinguer en lui le
bien du mal, à ne jamais préférer ce dernier quand même
il serait apparu sous le masque du bien ainsi qu’il était fréquent, ici, lorsqu’on était un homme au front blanc, aux
poches raisonnablement garnies et qu’on pouvait pour pas
grand-chose acheter le labeur de quelque sorte qu’il soit,
et la patience et l’endurance infinies ?
    Il se remit à marcher, lentement, vers la double porte
vitrée du bâtiment surmonté des lettres gigantesques et
lumineuses du nom de Manille.
    Ses jambes s’étaient raidies, comme soudain privées du
droit à la légèreté.
    Caril se demandait pour la première fois si, en persuadant Fanta de le suivre en France, il n’avait pas sciemment
détourné le regard pour laisser au crime toute latitude de
prendre ses aises en lui et s’il n’avait pas savouré cette sensation, celle de mal agir sans en avoir aucunement l’air.
    Jusqu’à présent il ne s’était posé la question qu’en termes pragmatiques : avait-ce été une bonne ou une mauvaise idée que d’amener ici Fanta.
    Mais, oh, ce n’était pas cela, pas cela du tout.
    La question ainsi posée était déjà une manigance du
crime confortablement installé en lui.
    Et, en cette période radieuse de sa vie où il quittait
chaque matin, le cœur innocent, son petit appartement
moderne du Plateau, il savait encore reconnaître les mauvais mouvements et les pensées fallacieuses qui le traversaient parfois et les chasser hors de lui par des réflexions
opposées et s’en trouver heureux, soulagé, puisqu’il ne
voulait profondément qu’une chose, être capable d’aimer
tout ce qui l’entourait.
    À présent, à présent — l’étendue de son acrimonie
l’étourdit presque.
    S’il avait été cet homme-là, que lui était-il arrivé,
qu’avait-il fait de lui-même pour habiter maintenant la
peau d’un personnage aussi envieux et brutal, dont les dispositions à l’amour universel s’étaient rétrécies autour de
la seule figure de Fanta ?
    Oui, vraiment, qu’avait-il fait de lui-même pour peser
maintenant de tout cet amour inemployé, importun sur une
femme qu’il avait peu à peu lassée par son incompétence, à
un âge, la quarantaine, où semblables défauts (une certaine
inaptitude au travail prolongé, une tendance à la chimère et
àcroire réel ce qui n’était que projets fumeux) ne peuvent
plus espérer susciter indulgence ou compréhension ?
    Non seulement, se dit-il à l’instant de pousser la porte
vitrée à travers laquelle il apercevait avec un lâche soulagement la forte silhouette de Manille entourée de deux
personnes, des clients probablement, auxquelles Manille
présentait les éléments d’une cuisine

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