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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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s’en donner la peine, et comment
qu’ille voulait, le ciel en était témoin, haut et clair et brûlant ce matin-là, et pourquoi, pour une fois, le meilleur ne
serait-il pas acquis à Rudy Descas, le meilleur et le plus
sûr des innombrables promesses que recelait, dans sa limpidité printanière, le ciel de ce matin ?
    Il eut un brusque éclat de rire.
    Le son de sa propre voix l’enchanta.
    Après tout, songea-t-il presque surpris, il était vivant et
jeune encore et en parfaite santé.
    Gauquelan lui-même, cet escroc dont il contournait
à cet instant l’œuvre détestable (et il trouvait la force
aujourd’hui de ne pas jeter un regard à la statue), cet artiste
honteusement enrichi pouvait-il en dire autant ?
    Certainement pas.
    Vivant, oui hélas, mais la photo que Rudy avait vue dans
le journal montrait une figure plutôt empâtée et renfrognée,
un front dégarni, une couronne de cheveux grisonnants et,
curieusement, un trou dans sa dentition, juste devant, et
Rudy avait alors pensé, il s’en souvenait maintenant avec
un léger mépris pour lui-même, qu’un homme qui se faisait payer cent mille euros pour une sculpture grotesque
aurait bien pu, avant de passer devant le photographe, s’offrir une prothèse.
    La façon dont ce Gauquelan était vivant n’avait rien à
voir avec sa belle vitalité à lui, Rudy, qu’il sentait vibrer
dans chacun de ses muscles comme s’il était un cheval (ou
un centaure), une grande bête jeune et superbe dont la fonction est toute contenue dans le fait même d’exister superbement, et pas plus que pour un cheval (ou un centaure)
nulle sorte d’interminables rêves qui vous laissent bouche
gluante et haleine lourde n’envahirait plus son esprit.
    Mamanétait-elle vivante ?
    Passé le rond-point, il accéléra brutalement, sans le
vouloir.
    Il n’avait que faire de songer à maman en cet instant ni
à son père qui était, lui, bel et bien mort et qu’on n’aurait
jamais eu l’idée de comparer de près ou de loin à un cheval (ou un centaure) aux muscles frémissants sous la peau
humide — humides étaient les joues de Rudy, son cou, ses
tempes dans la voiture non climatisée mais il reconnaissait
à cette réaction de son organisme l’effet d’une évocation,
aussi brève, aussi insignifiante fût-elle, de son père mort
de longues années auparavant, il reconnaissait l’effroi et
la stupeur que provoquait toujours en lui la pensée de ce
squelette aux os blancs qui avait eu nom Abel Descas, au
crâne proprement troué de part en part, aux os si blancs,
imaginait Rudy, dans la terre sableuse et chaude du cimetière de Bel-Air.
    Il gara la Nevada sur le parking des Établissements
     Manille.
    Avant de descendre il épongea soigneusement son
visage et son cou avec la serviette qu’il gardait pour cet
usage sur la banquette arrière et qui avait fini par s’imprégner de l’odeur de la voiture.
    Il se promettait chaque fois de la changer, puis il oubliait
et son agacement était vif lorsqu’il tendait la main vers la
serviette et découvrait de nouveau ce chiffon nauséabond
car il lui semblait alors que ce menu témoignage de sa propre négligence, qui l’obligeait à frotter sa figure d’un linge
douteux, représentait toute son existence actuelle, dans son
désordre vaguement crasseux.
    Mais, ce matin, de même qu’il parvint à réprimer ce
réflexed’irritation en s’essuyant le visage, il se força avec
succès à laisser son regard évaluer de la façon la plus neutre les différentes voitures garées autour de lui et non pas,
comme il le faisait habituellement, avec cette envie âcre et
violente qu’il jugeait déshonorante.
    Voilà donc dans quoi circulent mes collègues et les
clients, se disait-il ordinairement, et presque rituellement, en
détaillant Audi, Mercedes et autres BMW noires ou grises
qui donnaient au parking de ce magasin de cuisines en périphérie d’une petite ville de province un air de grand hôtel.
    Comment font-ils donc pour avoir autant d’argent ?
    Que savent-ils, dont je n’ai pas la plus petite idée, pour
extraire d’existences laborieuses les sommes nécessaires à
l’achat de telles voitures ?
    Quelles sont leurs combines, que je ne devinerai jamais,
     de quelle sorte est leur flair, leur astuce ?
    Et d’autres vaines questions qui roulaient ainsi dans
son esprit furieux tandis qu’il claquait la portière de la
Nevada.
    Mais il sut, ce matin,

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