Trois femmes puissantes
d’exposition, il avait
autorisé sans résistance aucune l’entrée puis l’établissement en son cœur du mensonge, de la corruption, non
seulement il avait consenti à la liquidation de son courage moral mais il avait encore enfermé, au prétexte qu’il
l’aimait, Fanta dans une prison d’amour lugubre et froide
— car tel était son amour à présent, éternel, pénible comme
un rêve contre lequel on lutte vainement pour s’éveiller,
un rêve légèrement avilissant et inutile, n’était-ce pas ainsi
que Fanta devait le subir et n’était-ce pas ce qu’il éprouverait lui-même, victime d’un pareil amour ?
À l’intérieur, il marcha d’un pas sûr vers la pièce où
se trouvaient les bureaux des employés, bien qu’il ne pût
empêcher sa lèvre supérieure de tressauter.
Il savait que ce tic lui donnait un air désagréable, presque malsain et que, toujours, c’était la peur qui le faisait
naître.
Sa lèvre se retroussait alors comme les babines d’un
chien.
Pourtant, il n’avait que faire de Manille — vraiment ?
Il surveillait du coin de l’œil la lente progression du petit
groupe, ayant calculé qu’il aurait atteint les bureaux avant
que Manille et ses clients ne parviennent à sa hauteur.
Ensuite, se disait-il, Manille aurait oublié qu’il l’avait
vu arriver avec un tel retard.
Ilsuffisait qu’il échappe à son regard durant une heure
ou deux, et tout irait bien.
Il avait eu le temps de remarquer que Manille, ce matin,
avait belle allure dans son jean clair, de bonne coupe,
maintenu par une ceinture de cuir discrètement cloutée, et
son tee-shirt noir bien repassé.
Il avait les cheveux gris mais abondants, rejetés en
arrière, et la peau mate, presque dorée.
Rudy pouvait entendre le murmure un peu rauque de
sa voix tandis que Manille ouvrait et refermait la porte
d’un placard et il était certain que les clients, un couple
d’âge mûr aux vêtements ternes, aux jambes lourdes, goûtaient sans même s’en rendre compte le charme insistant
de Manille qui, ses yeux sombres fixant les leurs, semblait toujours sur le point de délivrer quelque information
personnelle et importante ou une opinion flatteuse sur ses
interlocuteurs, qu’il retenait seulement pour ne pas risquer
de les embarrasser.
Jamais il ne donnait l’impression, avait déjà constaté
Rudy, qu’il était en train d’essayer de vendre quelque
chose.
Il s’efforçait avec une apparente simplicité de créer
l’illusion d’une relation amicale, intime, qui survivrait à
l’éventuel achat d’une cuisine car celle-ci n’était que le
prétexte fortuit à la naissance de cette amitié, et il arrivait
que cette tactique s’avérât sincère et que Manille continuât de visiter des clients pour leur seul plaisir réciproque et jamais il n’abandonnait en conversant la sourde
ardeur contenue, délicate avec laquelle il avait emporté
le morceau préalablement, si bien, songeait Rudy, que le
ton adopté pour vaincre les résistances du client avait fini
pardevenir la véritable voix de Manille, la seule qu’on
lui entendît jamais — ce timbre suave, à peine enroué, et
cet élan freiné, cette ferveur qui, devait-on penser, s’il ne
l’avait dominée l’aurait poussé aux confidences, aux éloges, voire à l’étreinte.
Rudy ne pouvait s’empêcher d’admirer un peu Manille,
même s’il méprisait sa profession.
Comment il se faisait que, également vêtu d’un jean et
d’un tee-shirt ou d’une chemisette, pareillement chaussé
de toile souple, et bien qu’étant plus long, plus svelte,
plus juvénile que Manille, il eût toujours un peu l’air, lui
Rudy, d’un vieil adolescent fauché, il ne pouvait le comprendre.
L’élégance décontractée de Manille, il ne la posséderait
jamais, il ne fallait pas y compter — voilà ce qu’il se dit en
apercevant son reflet dans la seconde porte vitrée, celle qui
séparait le hall d’exposition des bureaux.
Il se trouva une allure chiche, froissée, presque nécessiteuse.
À qui pouvait maintenant plaire un tel homme, aussi
bon qu’il soit ?
Où se verrait, en lui, s’il le recouvrait, son amour des
autres et de la vie ?
Où le verrait-on ?
Il devait bien reconnaître que, chez un Manille, tout
endurci qu’il fût par la vie du commerce, les calculs
incessants, les stratégies pragmatiques, et malgré le chic
sportswear et les montres Chaumet et la villa à
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