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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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l’amitié qu’il avait pour son élève.
    Car la figure du garçon l’obligeait à penser à Dara
Salam.
    Il luttait avec horreur contre toute vision de Dara
     Salam.
    Et cette lutte se transformait en affection disproportionnée pour l’adolescent, cette affection qui était peut-être de
la haine.
    Mais, en plein midi de cette journée figée, brûlante, de
saison sèche, alors qu’il sortait du lycée l’esprit paisible
et heureux, son sourire avait enveloppé les trois garçons
pareillement, avait coulé vers eux, impersonnel, satisfait,
avec l’exquisité d’une onction.
    Le fils du pêcheur avait-il pu deviner brusquement que
l’extrême gentillesse de Rudy Descas à son égard n’était
qu’un moyen désespéré de contenir l’hostilité que lui aurait
inspirée sinon son visage de Dara Salam ?
    Était-ce cela, de la haine enfin dévoilée, que charriait
visiblement le sourire du professeur, dans la clarté blanchâtre de midi ?
    L’air chaud tremblotait.
    Pas un souffle n’agitait les feuilles grises du manguier.
    Rudy Descas se sentait si chanceux à cette époque, si
prospère.
    Le petit Djibril était né deux ans auparavant et c’était
un enfant souriant et volubile dont nulle peur de son père,
nulle gêne face à celui-ci ne venait encore creuser le front
d’un pli perplexe, comme c’était le cas aujourd’hui.
    Rudy avait demandé un poste dans une université étrangèreet son ultime entretien avec le directeur du département des littératures médiévales s’était déroulé au mieux
et il ne doutait pas que la réponse serait positive, à tel point
qu’il l’avait déjà, au téléphone, annoncé à maman, par pure
vanité.
    Ton fils, gardien de ton âge mûr, professeur d’université, agrégé de lettres classiques.
    Oh, comme la vie était bonne.
    Même si ce n’était guère dans le tempérament de
sa femme de l’exprimer, il sentait que Fanta l’aimait, et
qu’elle aimait à travers lui l’existence qu’ils s’étaient faite
tous les deux dans leur bel appartement du Plateau récemment loué.
    Il lui arrivait parfois de penser que Fanta aimait l’enfant
encore plus qu’elle ne l’aimait, lui — qu’elle aimait l’enfant d’un amour semblable, mais plus fort, alors qu’il avait
cru que cet amour serait de nature différente et que lui ne
perdrait rien.
    Il pensait avoir perdu, qu’elle s’était un peu éloignée de
lui.
    Mais cela n’avait guère d’importance.
    Il était alors si soucieux du contentement de Fanta qu’il
acceptait et presque se réjouissait qu’elle fût heureuse
légèrement à ses dépens.
    Alors, oui, dans cette vie parfaite, seules les réminiscences de Dara Salam qu’il devait combattre chaque fois qu’il
voyait ce garçon jetaient l’ombre d’une déroute possible.
    Le jeune homme était sorti du couvert du manguier, lentement, avec effort, comme s’il devait, lui, faire front au
sourire terrible de Rudy.
    D’une voix calme, distincte, définitive, il avait lancé :
    —Fils d’assassin.
    Et, s’était dit Rudy par la suite, se disait-il encore à présent sur le parking de Manille, davantage que le sens de ces
paroles l’avait littéralement poignardé le tranquille aplomb
de cette voix qui ne prenait seulement pas la peine, n’avait
seulement pas le tact de l’insulter.
    Par les lèvres du fils du pêcheur la simple vérité s’énonçait, sans intention, parce qu’il devait en être ainsi, et
c’était peut-être le sourire même du professeur qui avait
permis à la vérité de s’exposer, ce sourire faux, suave,
rempli de haine et de peur.
    Rudy avait lâché son cartable.
    Sans savoir ni comprendre ce qu’il faisait, ce qu’il allait
faire, il avait sauté à la gorge du garçon.
    Quelle impression bouleversante que de sentir sous ses
pouces le tube annelé, tiède, moite, de la trachée — Rudy
s’en souvenait mieux que de tout le reste, et il se souvenait
de n’avoir pensé, en appuyant sur le cou du garçon, qu’à la
chair tendre du petit Djibril, son fils qu’il baignait chaque
soir.
    Machinalement il retourna ses mains, les regarda.
    Il lui semblait retrouver au bout de ses doigts, dans le
gras des premières phalanges, cette sensation de douceur
résistante qui l’avait grisé, et la bosse mobile et ferme de
la jeune pomme d’Adam qu’il avait pressée en proie à une
colère exultante, enivrée d’elle-même.
    C’était la première fois

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