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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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de sa vie qu’une telle fureur le
saisissait, la première fois qu’il se jetait sur quelqu’un,
et c’était comme s’il découvrait enfin sa véritable individualité, ce pour quoi il était fait et ce qui lui procurait du
plaisir.
    Ils’était entendu geindre, souffler sous l’effort — à
moins que ce n’eût été les grognements du garçon, qu’il
prenait pour les siens.
    Il avait poussé l’adolescent dans la cour du lycée, toujours accroché à son cou qu’il serrait de toutes ses forces.
    Le jeune homme s’était mis à transpirer abondamment.
    Fini, fini d’être gentil, répétait une petite voix hargneusement triomphante dans la tête de Rudy.
    Qu’avait-il dit, le salopard ?
    — Qu’est-ce que tu as dit, hein ? Fils d’assassin, très
bien, alors soyons loyal à notre sang, pas vrai ?
    Étaient-ils de même nature, le sang de l’associé de son
père qui avait teint irrémédiablement le beau carrelage
poreux de la terrasse, et le propre sang d’Abel Descas
éclaboussant le mur de sa cellule à la prison de Reubeuss,
et le sang de ce garçon, le fils du pêcheur de Dara Salam,
qui ne manquerait pas de jaillir de son crâne si Rudy réussissait à le renverser puis à lui frapper la tête contre le sol
de la cour ?
    — Salopard, avait-il grondé mécaniquement, sans plus
savoir très bien, dans son allégresse forcenée, pour quelle
raison il injuriait celui qui lui causait une telle jouissance.
    Une violente douleur avait traversé son dos, ses épaules.
    Il avait senti glisser entre ses mains le cou trempé de
sueur.
    Ses genoux, puis sa poitrine, avaient heurté durement le
sol, il avait eu le souffle coupé.
    Il avait tenté de garder la tête aussi haut levée que possible avant qu’un bras la lui plaque contre terre, blessant
sa joue, écorchant sa tempe aux minuscules cailloux pris
dans le goudron.
    Ilavait entendu les garçons ahaner et l’invectiver.
    Leurs voix étaient fiévreuses, déconcertées, sans colère,
comme si les mots qu’ils lui lançaient faisaient partie
du traitement qu’ils devaient bien lui administrer, par sa
faute.
    Ils se demandaient à présent que faire de lui, leur professeur de lettres dans les reins duquel ils enfonçaient leurs
genoux osseux, ne mesurant pas, comprenait Rudy, à quel
point ils lui faisaient mal.
    Craignaient-ils, s’ils le relâchaient, qu’il les attaque de
nouveau ?
    Il avait essayé de bredouiller que c’était fini, qu’ils
n’avaient pas à avoir peur de lui.
    Il n’avait réussi qu’à baver sur le goudron.
    En voulant remuer, ses lèvres écrasées contre le sol
s’étaient éraflées.
    Rudy mit le contact, passa la marche arrière et la vieille
Nevada ronflante, fumante, se dégagea de sa place.
    Et alors que, depuis quatre ans, il entretenait soigneusement pour lui-même la théorie de la cruauté profonde
de ces trois garçons qui l’auraient agressé puis brutalisé
à plaisir, il savait maintenant qu’elle était mensongère
— oh, il l’avait su mais en refusant de le savoir, et voilà
qu’il ne le refusait plus et qu’il se rappelait la gentillesse,
l’embarras, l’étonnement qu’il avait perçus chez eux alors
qu’ils le tenaient immobilisé et lui causaient sans s’en
rendre compte une douleur dont il ne se remettrait jamais
complètement, car ils cherchaient le moyen de sortir de
cette situation en protégeant leur dignité et leur sécurité
comme celles du professeur, et chez eux nul désir de vengeance,nulle volonté de le malmener malgré l’effroi et la
souffrance qu’il venait d’occasionner au garçon de Dara
Salam.
    Il avait compris, en les entendant parler au-dessus de
lui, en écoutant leurs voix nerveuses, stupéfaites, dénuées
de rancœur, qu’ils admettaient parfaitement, avec leur bon
sens adolescent, que le professeur eût pété les plombs,
même si cela les surprenait venant de ce professeur-là.
    Alors que Rudy, lui, haïssait le garçon de Dara Salam.
    Alors qu’il avait haï, jusqu’à maintenant sur le parking
de Manille, ses trois élèves qu’il avait rendus responsables
en son cœur de son retour forcé en Gironde, de ses ennuis,
de son malheur.
    Nul doute, se dit-il en quittant le parking pour s’engager sur la route, que le ressentiment général, la colère
et la mystification avaient pris leurs quartiers en lui à ce
moment-là — lorsqu’il avait choisi de se croire la victime
des garçons

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