Trois femmes puissantes
doit prendre soin de moi ? semblait
demander son regard.
Que répondre ?
Rudy sourit de toutes ses dents, ce qu’il évitait généralement de faire car il n’ignorait pas que, tout comme la
peur, le ravissement distordait ses lèvres et lui donnait un
air désagréable.
Regardant le type droit dans les yeux, il forma muettement, de sa bouche mobile : Je suis le petit Maître des
Vertus !
Ilhâta le pas et sortit du magasin.
La chaleur du parking le terrassa, le dégrisa.
Non pas, marmonna-t-il, qu’on eût pu lui reprocher
d’avoir sciemment abandonné Fanta à sa solitude d’exilée,
et quant au fait qu’elle n’eût pas exactement les qualifications exigées pour enseigner en France, il n’en était pas
responsable.
Et cependant ne le quittait jamais cette certitude qu’il
l’avait trompée en l’attirant ici, puis qu’il avait détourné
son visage du sien, qu’il avait rejeté la mission, implicitement acceptée lorsqu’ils se trouvaient là-bas, de veiller sur
elle.
C’est qu’il sortait alors d’une telle mortification !
Quelle raclée on lui avait mise, quelle raclée !
Il lui semblait parfois s’en ressentir encore quand il
levait haut les bras mais c’était surtout lorsque l’asphalte
brûlant du parking de Manille exhalait son odeur de pétrole
qu’il se revoyait avec une pénible netteté étendu à plat ventre sur une surface du même genre, du bitume ramolli par
la chaleur, et les épaules et les reins écrasés par des genoux
pointus, son visage tuméfié luttant pour se dresser, éviter
le contact avec le goudron poussiéreux et collant.
Des années plus tard, une telle vision le faisait encore
rougir de honte et de stupéfaction.
Il sentit pourtant, là, pour la première fois, tout ce qu’il
entrait de machinal dans cette réaction.
Il inspira bien fort, s’imprégnant du relent âpre.
Il s’aperçut alors que l’opprobre l’avait quitté.
Oui, c’était bien lui, Rudy Descas, que des adolescents
du lycée Mermoz avaient roué de coups de pied avant de
le projeter à terre et de lui broyer les côtes contre le goudron,finissant par lui aplatir la figure, qu’il avait tenté
de garder levée, sur le sol de la cour, c’était sur sa joue
à lui que se trouvaient imprimées à jamais maintenant de
fines cicatrices, et ces épaules très légèrement souffrantes
encore étaient les siennes — et cependant l’abjection ne lui
appartenait plus, non qu’il pût ni souhaitât la renvoyer sur
un autre que lui, mais parce qu’il sentait au contraire qu’il
l’acceptait et que cela lui donnait dans le même temps la
possibilité de s’en délivrer, comme d’un rêve sempiternel, glacial, d’un interminable rêve terrorisant auquel,
tout en l’endurant, on se soumet, sentant que dès lors on y
échappera.
Lui, Rudy Descas, ancien professeur de lettres au lycée
Mermoz et spécialiste du Moyen Âge, ne faisait plus corps
avec l’infamie.
Il avait perdu réputation et dignité et il était rentré en
France, entraînant Fanta, en sachant que la flétrissure le
poursuivrait car elle était en lui et il s’était persuadé qu’il
n’était plus que cela tout en la haïssant et la combattant.
Et voilà qu’il y consentait et s’en trouvait allégé.
Voilà qu’il pouvait, calmement, doucement, repasser
dans sa mémoire les images de cette violente humiliation — et l’humiliation ne se rapportait plus à lui tel qu’il
était, en ce moment, debout dans l’air chaud et sec, et la
masse qui avait lesté son cœur et empli sa poitrine d’une
matière dense, oppressante, il la voyait se dissoudre et le
déserter alors qu’il se rappelait précisément les visages
des trois jeunes gens qui l’avaient assailli, qu’il pouvait
même encore sentir dans sa nuque le souffle un peu aigre
(la peur, l’excitation ?) de celui qui l’avait maintenu plaqué
au sol — ces trois visages, oh, sombres et beaux dans leur
jeunesseirréprochable, qui la veille seulement s’étaient
tendus vers lui parmi les autres dans la classe pour l’écouter, concentrés, innocents, leur parler de Rutebeuf.
Il revoyait ces visages et n’en était pas affligé.
Il se demanda : Tiens, que peuvent-ils faire aujourd’hui,
ces trois-là ?
Il se mit à marcher vers sa voiture, posant chaque pied
fermement pour le plaisir de le sentir poisser au goudron et
de l’entendre s’en détacher avec un petit bruit de
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