Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
Vom Netzwerk:
tout
un monde intime, secret, où Rudy n’avait aucune part.
    Le sens de l’existence de Djibril ne se résumait pas à
condamner son père — ou si ?
    Oh, cet arrêt de mort que lui avait semblé rendre contre
lui alors honni, avili, l’enfant de deux ans au regard sévère !
    Mais celui qu’il apercevait dans le rétroviseur n’était
qu’un écolier pensif, provisoirement apaisé, qui déroulait
en cet instant des rêveries enfantines dans son esprit bien
éloigné des préoccupations de Rudy — c’était son fils,
Djibril, et il n’avait que sept ans.
    —Dis-moi, tu as faim ?
    Il s’entendait lui-même avec gêne : sa voix se brisait.
    Comme le faisait Fanta, Djibril prit le temps de peser sa
réponse.
    Non pas, se figurait Rudy, pour évaluer ce qu’il préférait vraiment mais pour tâcher de ne fournir aucune prise à
une possible connaissance que l’autre se formerait de lui,
comme si tout ce qu’il disait pouvait être retenu à charge.
    Comment en sommes-nous arrivés là ?
    Quelle sorte d’homme suis-je donc, pour leur inspirer
une telle circonspection ?
    Abattu, il ne répéta pas sa question et Djibril resta silencieux.
    Il avait le visage fermé, grave.
    Rudy sentait un grand embarras entre eux.
    Que devait-il dire ?
    Que disaient les autres pères à leur garçon de sept ans ?
    Il y avait longtemps, si longtemps qu’il ne s’était pas
trouvé seul avec lui.
    Était-il nécessaire de parler ?
    Les autres pères, trouvaient-ils cela nécessaire ?
    — À quoi jouais-tu dans la cour, tout à l’heure ?
    — À quoi ? répéta l’enfant au bout de quelques secondes.
    — Oui, tu sais, quand tu jouais au ballon. Je ne le
connais pas, ce jeu.
    Les yeux de Djibril allaient d’un coin à l’autre de la voiture, indécis, anxieux.
    Il avait la bouche entrouverte.
    Il se demande quel est le but caché de ma curiosité soudaine, inhabituelle, et, puisque ce but lui échappe, quelle
tactiqueadopter, de quel côté exactement orienter sa suspicion.
    — C’est juste un jeu, dit l’enfant d’une voix lente,
basse.
    — Mais qu’est-ce qu’il faut faire ? En quoi consistent
les règles ?
    Rudy s’appliquait à donner à son ton une rassurante
aménité.
    Il se haussa pour grimacer un sourire dans le rétroviseur.
    Mais le garçon paraissait affolé maintenant.
    Il a si peur que toute intelligence le déserte, toute capacité de réflexion.
    — Je ne les connais pas, moi, les règles ! cria presque
Djibril. C’est juste un jeu et voilà.
    — OK, ce n’est pas grave. En tout cas, tu t’amusais
bien, non ?
    L’enfant marmotta quelque chose de bref et d’incompréhensible, pas encore soulagé.
    Rudy lui trouvait à présent l’air presque nigaud, il en
était affecté et mécontent.
    Pourquoi l’enfant était-il incapable de comprendre que
son père ne cherchait qu’à s’approcher de lui ?
    Pourquoi ne faisait-il, de son côté, aucun effort en ce
sens ?
    Et la vive intelligence dont Rudy, peut-être complaisamment, l’avait toujours crédité, existait-elle encore, avait-elle réellement existé ?
    Ou bien, peu stimulée dans cette école de village dont
Rudy, au fond de lui, n’estimait guère les enseignants auxquels il trouvait des visages bornés, et entravée à la maison
parl’atmosphère de tristesse, de rancœur et d’angoisse qui
y régnait, s’était-elle rabougrie et desséchée, cette intelligence sans laquelle Djibril, son fils, ne serait plus qu’un
garçon parmi tant d’autres peu intéressants ?
    Si Rudy ne souhaitait aucun mal aux enfants médiocres,
il ne voyait pas de raison ni même de possibilité particulière de les aimer.
    Un gouffre d’amère affliction s’ouvrit en lui.
    Il était impuissant à aimer son fils envers et contre tout,
et quel qu’il fût, c’est donc qu’il ne l’aimait pas.
    Il lui fallait des raisons suffisamment bonnes — était-ce
cela, l’amour paternel ?
    Il n’avait jamais entendu dire que cet amour-là dépendait de qualités que l’enfant possédait ou non.
    Il le regarda encore dans le rétroviseur, il le regarda
intensément, passionnément, attentif à sentir trembler en
lui l’ombre d’un bouleversement singulier.
    C’était son fils, Djibril, et il le reconnaissait entre tous
les enfants.
    Par habitude ?
    Son cœur n’était qu’une mare de boue et tout s’y engloutissait dans un affreux chuintement.
    Maman habitait un tout petit pavillon cubique,

Weitere Kostenlose Bücher