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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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préférait mourir ?
    — Oui, enfin, plus ou moins, il y a une manière de dire
sans le dire, mais je n’aurais jamais imaginé à l’époque
qu’il irait jusque-là, pour ainsi dire se faire livrer une arme
dans la cellule. Ça, non, je ne l’aurais pas imaginé.
    Et toujours, dans la voix de maman, cette âpreté maussade, vaguement geignarde qui, autrefois, désolait Rudy et
le faisait se sentir blâmable de ne pas réussir à contenter
maman du simple fait de sa présence gentille, attentionnée
auprès d’elle, du simple fait qu’il existât, lui, Rudy, enfant
unique de cette femme obscure.
    — Il n’y avait pas de cellules individuelles ni même pour
six ou huit personnes, il était dans une pièce avec soixante
autres types et il faisait tellement chaud, il me disait quand
j’allais au parloir, qu’il passait une partie de ses journées à
moitié évanoui. Je faisais ce que je pouvais, j’ai essayé de
connaître son ange pour lui mais, contre sa volonté, contre
son mauvais esprit, son incrédulité, quel résultat est-ce que
j’aurais pu obtenir ?
    Rudy voulait, faillit demander : Est-ce que j’étais là
quand mon père a roulé sur Salif ? Est-ce que, cela, je
l’ai vu ?
    Maisune répugnance, une haine vive, brûlante, retinrent
les mots.
    Comme il détestait son père pour l’obliger à formuler en
pensée des mots aussi atroces !
    Il lui sembla que, quoi qu’il se fût passé effectivement
cet après-midi-là entre Salif et son père, celui-ci était au
moins coupable d’avoir rendu possible que de tels mots lui
soient attachés, fût-ce sous la forme d’une interrogation.
    Cependant, saisi de répulsion, il ne demanda rien.
    Ce fut elle qui reparla du père, peut-être parce qu’elle
avait senti toute la fielleuse réprobation contenue dans son
silence.
    — Il s’était persuadé tout seul qu’il était fichu, reprit-elle de son ton acerbe, plaintif et monocorde, que l’instruction ou ce qui en tiendrait lieu ne serait faite qu’à charge,
alors qu’on aurait déjà pu montrer que ce type, Salif,
l’avait bien escroqué, je l’ai compris très vite en mettant
de l’ordre dans les affaires, et c’était quand même une raison pour justifier, je ne dis pas les coups ou le reste, mais
la colère, l’altercation, parce que, ce Salif, il était quand
même censé être le meilleur ami de ton père là-bas et c’est
ton père qui l’avait logé et qui l’avait pris avec lui dans
la société, et voilà qu’il se mettait à faire la seule chose
qu’Abel ne pouvait pardonner ni même comprendre, le
tromper, grossièrement, sans modifier son attitude, sans
qu’il y ait jamais eu le moindre problème entre eux, sans
rien changer à son sourire ni à la chaleur de sa voix quand
il rencontrait ton père. Tout ça, on aurait pu en parler, au
procès. J’ai repassé tous les devis que Salif avait fait faire,
maçonnerie, menuiserie, plomberie, et je suis allée voir les
entrepreneurs et il se trouvait qu’ils étaient tous liés à Salif
àun degré ou à un autre, ou à la femme de Salif ou je ne
sais quoi encore, et ça sautait aux yeux qu’ils étaient gonflés, ces devis, et que Salif avait prévu de s’en mettre plein
les poches au passage. Moi, je n’ai jamais compris comment il avait pu accorder une telle confiance à ce type, il
faut se méfier de tout le monde là-bas, les gens ne pensent
qu’à te tondre la laine sur le dos. L’amitié, ça n’existe pas
là-bas. Ils peuvent croire en Dieu mais les anges, ils les
méprisent, ils en rigolent. Quand tu es reparti essayer de
faire ta vie là-bas, j’étais sûre que ça ne marcherait pas, et
tu vois ça n’a pas marché, j’en étais sûre.
    — Si ça n’a pas marché, dit Rudy, ce n’est pas à cause
du pays mais de mon père.
    Elle ricana, triomphante, acrimonieuse.
    — C’est ce que tu crois. Tu es trop blanc et trop blond,
ils en auraient profité, ils se seraient acharnés à te détruire.
Même l’amour, ça n’existe pas là-bas. Ta femme, elle t’a
pris par intérêt. Ils ne savent pas ce que c’est que l’amour,
ils ne pensent qu’à la situation et à l’argent.
    Il quitta la pièce, retourna à la cuisine, et il sentait sa
colère atténuée et presque abolie par sa décision, grisante,
revigorante, de ne plus jamais rendre visite à maman, songeant : Elle viendra, elle, si ça lui chante, songeant encore :
Les cuisines

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