Trois femmes puissantes
Manille, c’est fini, quelle joie, et il se sentait léger et jeune comme il ne l’avait jamais été depuis
la période de sa rencontre avec Fanta, lorsqu’il descendait
le boulevard de la République dans l’air tiède, pâle, scintillant du matin, clairement et simplement conscient de sa
propre honnêteté.
Tassé sur sa chaise, Djibril n’avait pas touché à son
verre de lait ni au moindre sablé.
L’autregarçon mangeait toujours, appliqué et réjoui, et
Djibril le regardait avec un morne effarement.
— Tu vois, il n’avait pas faim, dit maman dans le dos de
Rudy.
Dehors, comme ils avançaient vers la voiture, le bras de
Rudy passé sur l’épaule de Djibril, Rudy se demanda si
son regard n’avait pas fugitivement accroché l’image de
quelque chose, au sol, juste devant le nez de la Nevada, de
quelque masse indistincte qui n’avait pas lieu de se trouver
là.
Mais ce fut si bref, et cette pensée si superficielle, il
était par ailleurs si fier et heureux de ramener l’enfant à
Fanta, qu’il oublia ce que ses yeux avaient peut-être vu
presque aussitôt qu’il se fut demandé si ses yeux avaient
vu quelque chose.
Il fit monter Djibril, jeta le cartable à ses pieds, et l’enfant lui sourit, largement, totalement, pour la première fois
depuis bien longtemps, songea Rudy troublé.
Il s’installa à son tour, lança le moteur.
— À la maison ! s’écria-t-il avec entrain.
La voiture s’ébranla.
Elle passa sur un objet gros, dense, mou, qui la déséquilibra légèrement.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Djibril.
Au bout de quelques mètres, Rudy s’arrêta.
— Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-il.
L’enfant s’était tourné vers la vitre arrière.
— On a écrasé un oiseau, dit-il de sa voix fraîche.
— Ce n’est rien, souffla Rudy, ça n’a plus d’importance
maintenant.
contrepoint
S’éveillant de sa sieste quotidienne, émergeant de rêves
vaporeux et satisfaits, Pulmaire contempla un instant ses
mains qui reposaient bienheureuses sur ses cuisses puis
elle porta son regard vers la fenêtre du salon face au fauteuil et vit de l’autre côté de la haie le long cou et la petite
tête délicate de sa voisine qui paraissaient surgir du laurier
comme une branche miraculeuse, un improbable surgeon
pourvu d’yeux grands ouverts sur le jardin de Pulmaire
et d’une bouche fendue en un calme et large sourire qui
étonna fortement Pulmaire car elle ne se rappelait pas,
cette Fanta, l’avoir jamais vue dans le contentement. Elle
hésita, intimidée, elle leva une main un peu raide, sa main
flétrie, tachetée de vieillesse, elle la fit aller lentement de
droite à gauche. Et la jeune femme de l’autre côté de la
haie, cette voisine singulière qui s’appelait Fanta et n’avait
jamais tourné vers Pulmaire que des regards lavés de toute
expression, leva sa propre main. Elle salua Pulmaire, doucement, avec intention et volonté, elle la salua.
III
Lorsqueles parents de son mari et les sœurs de son mari
lui dirent ce qu’ils attendaient d’elle, lui dirent ce qu’elle
allait être obligée de faire, Khady le savait déjà.
Elle avait ignoré quelle forme prendrait leur volonté
de se débarrasser d’elle mais, que le jour viendrait où on
lui ordonnerait de s’en aller, elle l’avait su ou compris ou
ressenti (c’est-à-dire que la compréhension silencieuse et
les sentiments jamais dévoilés avaient fondé peu à peu
savoir et certitude) dès les premiers mois de son installation dans la famille de son mari, après la mort de celuici.
Elle se souvenait des trois années de son mariage non
comme d’une période sereine, car l’attente, le terrible
désir de grossesse avaient fait de chaque nouveau mois
une ascension éperdue vers une possible bénédiction puis,
quand les règles survenaient, un effondrement suivi d’un
morne découragement avant que l’espoir revienne et, avec
lui, cette montée progressive, éblouie, pantelante le long
des jours, tout au long du temps jusqu’à l’instant cruel où
une imperceptible douleur dans le bas-ventre lui apprenait
que cette fois ne serait pas encore la bonne — non, certes,
cetteépoque n’avait été ni paisible ni heureuse, puisque
Khady n’était jamais tombée enceinte.
Mais elle songeait à elle-même alors comme à une corde
tendue à l’extrême, vibrante, solide, dans l’espace limité et
ardent de cette
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