Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
les idées qu’ils professaient contre une société étouffante, les
coupables que la police filait depuis des mois finirent tous par sortir de
cachot, même leur chef désigné par la duchesse de Saint-Jean-de-Luz, lequel
choisit d’éviter les gazetiers en quittant la Bastille dans le coffre de la
voiture paternelle.
Une vague de froid couvrit le pays au seuil de l’hiver. Les
cortèges se succédaient contre la pénurie de logements et pour ces pauvres qui
gelaient sur nos trottoirs, mais Notre Adorable Prince n’en avait cure, lui qui
habitait des palais gratuits et lorgnait sur un hôtel particulier de l’Ouest
parisien qu’il voulait s’offrir avec l’argent de Madame. Les événements qui
incendiaient la Grèce provoquèrent cependant une frousse affreuse au Château.
Là-bas, à force de brutalités pour réprimer aussi bien les clandestins que des
médecins venus réclamer leurs salaires, des policiers avaient fini par tuer un
garçon de quinze ans ; Athènes fut en flammes et ces flammes se
communiquèrent aux villes universitaires de Macédoine, du Péloponnèse et de
Crète. Un brouillard de gaz lacrymogène recouvrait la Grèce. La Crise n’avait
point engourdi les ardeurs et les colères de la jeunesse, si remuante, si
dangereuse, si inquiète, qu’elle fût instruite ou délaissée, qu’elle sortît des
études sans l’espoir d’un travail ou qu’elle tournât en rond dans la zone. Le
Prince craignait cette virulence contagieuse qui pouvait le renverser comme la
tempête déracine les arbres. La première bavure des forces impériales aurait le
même effet qu’en Grèce et la prudence devint la nouvelle religion du Château.
Notre Prince Vaillant dut à contrecœur ordonner la reculade ;
spontanément, les lycéens sortaient dans les rues pour conspuer les lois sur l’éducation
que défendait le chevalier d’Arcos, or ils n’écoutaient personne et devenaient
frénétiques ; l’opinion les soutenait puisqu’ils ne voulaient point de
diplômes dévalués ni qu’on supprimât des professeurs. Le chevalier d’Arcos, sur
ordre, dut rempocher ses réformes mal perçues.
Céder sur un domaine, songeait le Prince, c’était avancer
sur d’autres ; cela permettait de voter en catimini des lois qui
attiraient moins l’attention du populaire. Sa Majesté en profita pour limiter
le droit d’amender les textes présentés pour la forme à la Chambre, afin d’amoindrir
les députés sociaux et de maintenir sous sa coupe ses partisans indociles.
Régulièrement, les députés impériaux montraient les dents. Beaucoup d’entre eux
avaient des inquiétudes qui reflétaient celles de leurs administrés ; au
marché du dimanche, dans leurs duchés, ils enregistraient des plaintes et des
critiques dures. « Notre souverain ne s’occupe jamais de nos sous,
disait-on devant l’étal d’un maraîcher. Il en donne des gros paquets aux
banques et sans contrepartie ! » Le patron d’une petite entreprise
menacée enchaînait : « Et ma banque renflouée, elle vient de me
refuser un crédit ! » Au ministère de l’Argent public, la marquise de
La Garde rassurait par des sornettes et prétendait en montrant des chiffres que
les banques jouaient le jeu, que le crédit redémarrait quand pour les ménages
il reculait. La seule chose qui augmentât, à part le chômage, fut le nombre des
fichiers de la police, on en recensait quarante-quatre, et un million de
personnes avaient leurs empreintes génétiques classées par la maréchaussée
impériale.
Sa Majesté devait sans cesse trouver la façon de divertir
ses sujets de l’essentiel, comme l’Amérique qui dénonça un scandale pour cacher
les autres. Ce fut un barouf du meilleur théâtre, et le héros, un parvenu
cupide, rappelait le Turcaret de M. Lesage qui sévissait sur la scène
comme dans la vie il y avait juste trois siècles, avec pour devise :
« Le passé est passé, je ne songe qu’au présent. » Le présent
enrichissait de même un gentilhomme aux yeux de tous généreux et mondain,
M. Madoff. Il avait un visage en poire, un sourire aisé et de braves
joues, des lunettes fines, les cheveux blancs fournis aux tempes et dans le
cou ; il respirait la confiance et son parcours plaidait pour sa
vertu ; chez les Grands-Bretons il eût été anobli. Cet ancien maître
nageur de Long Island, à soixante-dix ans, était devenu un fort respecté
pourvoyeur de finance. Par faveur il acceptait l’argent des
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