Tsippora
Tsippora fut heureuse qu’il n’en conçoive aucune défiance. Elle
songea à l’expression de Moïse alors qu’il remontait sur son chameau. Il
n’avait rien dit. Ne lui avait pas dit « Adieu » ou « À
demain ! ». Il l’avait seulement regardée avec cette volonté et cet
embarras qui le caractérisaient en toute occasion. Un regard qui disait :
« Tu sais l’homme que je suis. Ne te trompe pas sur moi. »
Soudain, comme si les mots devançaient sa
volonté, elle murmura :
— Il y a presque une lune, j’ai fait
un rêve. Un rêve qui m’a attirée autant qu’effrayée. J’ai demandé à Horeb de
m’aider à le comprendre, mais il est demeuré silencieux. À toi, je n’ai rien
osé révéler. J’étais comme Orma, j’avais peur d’être ridicule et de perdre ma
dignité.
Tsippora raconta son rêve et comment elle
s’était débattue avec sa raison pour tenter d’en comprendre le sens.
Devait-elle réellement reprendre le bateau et traverser la mer pour aller vivre
au pays de Kouch ? Perdant tout ce qu’elle avait ici, tout ce que Jethro
lui avait donné, et d’abord son amour de père ? Elle ne pouvait
l’imaginer.
— Mais nous savons ce qui m’attend
ici. Sefoba vient de trouver un époux, comme l’ont fait nos aînées. Bientôt,
Orma acceptera Réba, ou un autre. C’en sera fini, tu n’auras plus de fille à
marier. Nul seigneur de Madiân, pas même un berger, ne fréquentera ta cour pour
devenir mon époux. Je ne te donnerai aucun petit-enfant.
Elle avait prononcé ces paroles avec autant
de légèreté qu’elle le pouvait. Pourtant, les mots paraissaient tomber de sa
bouche comme des pierres.
Jethro laissa le silence en effacer le
relent de tristesse.
— Nul ne sait avec vérité ce que nous
disent les rêves. Ils nous viennent la nuit et en possèdent une part
d’obscurité. Mais ils peuvent être aussi aveuglants que le jour à l’heure du
zénith. La sagesse dit : « Vis ton rêve dans le sommeil, mais ne
laisse pas ta vie devenir un sommeil. »
À son tour, Tsippora attendit un peu avant
de demander :
— Crois-tu qu’il viendra dresser sa
tente demain ? Nul besoin de prononcer le nom de Moïse.
— J’en suis certain, répondit Jethro.
Il réfléchit et ajouta :
— Il faudra être patient. Ce qu’il a à
porter est lourd. Il ne peut s’en décharger d’un coup.
— Qu’Horeb lui vienne en aide.
— La toute-puissance d’Horeb est
d’accomplir ce que l’on n’attend pas de lui. Il nous surprend et, dans cette
surprise, il nous corrige, nous encourage et nous montre où porter nos pas.
Laisse-le te surprendre. Ne te précipite pas. Les jours seront nombreux devant
toi.
La servante
Jethro avait vu juste.
Le lendemain, Moïse arriva tôt. Retenues par
une longe derrière son chameau venaient la mule et la brebis, son peu de
possessions glissé dans le double sac que lui avait apporté Tsippora. Dans la
journée, sa tente fut dressée sous le grand sycomore qui marquait le début de
la route d’Epha. C’était un bon choix, assez loin de la cour de Jethro pour
préserver la solitude qu’aimait Moïse, et assez proche pour ne pas donner
l’impression qu’il se tenait à l’écart.
Moïse avait vite appris à guider un
chameau. Avec la même aisance, il apprit la vie sous une tente et à s’occuper
d’un troupeau de petit bétail. En moins d’une lune, il sut réunir les bêtes
lui-même, les parquer et distinguer celles qui avaient besoin de soins. On lui
montra comment fabriquer les outils nécessaires à la taille des éclats de silex,
comment rendre ceux-ci aussi tranchants que les lames de métal, rares et
précieuses. On lui enseigna à couper et à coudre le cuir, à confectionner de
confortables selles, à sécher la viande, et également à se défier des scorpions
et des serpents en reconnaissant de loin les ombres et les fraîcheurs qu’ils
affectionnaient.
Jour après jour, sa présence et ses
manières devinrent plus naturelles. Il en arriva même, comme chacun, à marcher
sur les pierres brûlantes avec des semelles et non plus pieds nus.
Imperceptiblement, la cour de Jethro elle
aussi se mit à mener une vie nouvelle.
D’abord, il y eut l’attrait d’un visage
nouveau et la bizarrerie de son accent qui rendait sa compagnie attrayante pour
les jeunes servantes. Moïse n’hésitait pas à rire de lui-même, à se moquer de
ses maladresses, et l’on pouvait en rire avec lui. Mais, surtout, ce
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