Tsippora
reprendre
ma parole. Je l’ai dit : tu es ici chez toi. Si cela s’accorde à ton désir
et qu’une vie modeste te convient, demain tu dresseras ta tente et choisiras
les premières bêtes de ton troupeau.
*
* *
Le bleu du ciel s’était alourdi. Sur la
pointe de la montagne d’Horeb, le panache permanent de nuages et de fumée se
teintait d’un rose qui paraissait liquide. Depuis longtemps la silhouette de
Moïse, bien droite sur le chameau, avait rapetissé et disparu à l’ouest.
Un grand bruissement de paroles, d’où la
voix d’Orma surgissait en vagues coupantes, avait suivi ce départ. Craignant
d’y briser ses propres émotions, Tsippora s’en était tenue à l’écart. Il lui
suffisait de fermer les paupières pour voir à nouveau jouer les muscles du dos
de l’étranger tandis qu’il épousait le ballant dansant de l’animal. De même,
elle pouvait revivre, un à un, les instants de la rencontre. Tout était en
elle : la voix de Moïse, ses expressions comme ses confusions et, au bout
du compte, tout ce qu’il n’avait pas dit.
Mais alors qu’elle disposait avec ses sœurs
le repas du soir devant son père, c’était lui qui s’étonnait :
— Quel homme étrange ! Est-ce
seulement parce qu’il connaît mal notre langue qu’il semble composé de
contraires ? Avez-vous remarqué comme il répond aux questions et n’y
répond pourtant pas ? Je suis certain qu’il sait enfourcher un cheval et
qu’il s’est trouvé aux côtés de Pharaon. Un homme comme lui devrait montrer
plus d’assurance. Son regard brille d’orgueil, mais il est humble. Je ne peux
pas croire qu’il ait été un esclave. Pourtant, ces esclaves, il les aime plus
qu’il s’apprécie lui-même. Oui, quelle étrange personne que ce Moïse ! Il
est une chose et son contraire. Il ne sait décider entre l’ombre et la lumière.
Il me plaît.
Des mots qui suffirent à embraser Orma,
telle une herbe sèche.
— Il a tué et il te plaît !
— Certes, il a tué. Mais tu as entendu
ses raisons.
— Comment sais-tu qu’il ne ment
pas ?
— C’est vrai, mon père, renchérit
Sefoba, le front soucieux. Moïse a des qualités… Mais toutes ses
hésitations ! Comment savoir s’il ne dit pas une chose et son contraire
pour couvrir un mensonge ?
Elle jeta un coup d’œil à Tsippora, mais ne
trouva qu’un visage froid et attentif.
— Un homme qui a tué peut mentir
facilement, assura Orma.
— Je suis contente que nous l’aidions,
renchérit Sefoba. Mais est-ce nécessaire qu’il dresse sa tente si près de la
cour ?
Jethro sourit en secouant la tête.
— Un homme qui a tué peut mentir pour
dissimuler sa faute. Mais un homme qui avoue son meurtre sans qu’on le lui
demande, pourquoi mentirait-il ? Son aveu prouve que son sens de la
justice ne peut se satisfaire d’un mensonge.
— Il ment au moins par l’apparence,
répliqua Orma, imperturbable. Tu le dis toi-même, mon père : il se montre
tel qu’il n’est pas.
— Non, ce n’est pas ce que dit notre
père, intervint Tsippora, laissant percer son agacement. Moïse est franc. Il a
seulement des manières d’étranger. Et nous n’avons pas à juger de ce qu’il a
fait en Égypte.
— Oh, toi ! s’indigna Orma, bien
sûr que tu vas prendre sa défense. Et d’abord pour dire le contraire de ce que
je dis !
— Orma, ma fille…
— Toi aussi, mon père ! Toi
aussi ! Tu savais qu’il n’était ni égyptien ni prince. Et tu m’as laissée
me ridiculiser devant lui. M’agenouiller et… Et dire ces sottises devant tout
le monde !
Des larmes retenues depuis longtemps
jaillirent des beaux yeux d’Orma. Sa bouche vibra, un tremblement agita ses
tempes, son visage s’anima d’une manière infiniment plus vivante que
d’ordinaire. Jethro la considéra avec beaucoup de tendresse. Cependant,
emportée par son ressentiment, luttant contre la honte de ses larmes qui se
surajoutait à celle déjà subie, Orma se mit à singer Moïse, raide et sévère,
déclarant : « Ne ris pas ! Tu ne dois pas dire ce que tu
dis ! Je ne suis pas un seigneur d’Égypte, fille de Jethro. »
L’imitation était si proche de la vérité que Jethro oublia sa tendresse et, pas
plus que Sefoba et Tsippora, ne put retenir son rire. Alors la fureur d’Orma
explosa. Elle pointa le doigt sur son père et sur Tsippora.
— Riez ! Riez ! Moquez-vous
de moi. C’est cela que vous aimez le plus ! Tout vous est bon !
À
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