Un bateau pour l'enfer
[28] se tourna ensuite vers Schröder et rétorqua comme on jette un défi :
« J’espère que vous appréciez, mon capitaine. Reconnaissez-vous le thème ? »
Gustav Schröder eut un sourire ironique. Il n’existait pas un seul citoyen allemand qui ne sût par cœur la Badenweiler Marsch, l’hymne favori du Führer.
« Vous m’excuserez, Herr Schiendick, mais nous ne partageons pas les mêmes goûts musicaux. Ma préférence va nettement à Mendelssohn. Le final de la 6 e sonate en particulier. »
Le steward crut avoir mal entendu.
« Vous avez bien dit Mendelssohn ? Felix Mendelssohn ?
— Parfaitement.
— Vous n’êtes pas sans savoir qu’il était juif !
— Vous m’en voyez désolé. Que voulez-vous ! Le mélomane chevronné que je suis n’a jamais été capable de déceler à quelle religion appartenait la musique. »
Schröder ne laissa pas au steward le temps de répliquer.
« À présent, vous allez tous me faire le plaisir de quitter cette salle sur-le-champ. Je vous rappelle que le règlement stipule que ce lieu est interdit aux membres de l’équipage. De surcroît, votre (il adopta une moue méprisante) musique ne peut que déplaire à nos passagers.
— Je ne vois pas en quoi chanter des chansons du Parti peut indisposer qui que ce soit ? D’ailleurs… »
Schiendick extirpa une lettre de la poche de son gilet, qu’il remit au capitaine.
Ce n’était ni plus ni moins qu’une autorisation dûment signée par le quartier général de la Gestapo à Hambourg, autorisant l’équipage à user du Tanzplatz lorsque les exigences du service le permettaient.
D’un geste dédaigneux, le capitaine lança le document aux pieds de Schiendick.
« Dehors ! ordonna-t-il en désignant la sortie.
— Mais…
— Dehors, vous dis-je ! Et rendez grâce à Dieu pour mon indulgence. La prochaine fois que je vous trouverai ici, je n’hésiterai pas à vous faire mettre aux fers ! »
Après un instant de flottement, le groupe se retira à pas lents de la salle de danse. Une fois le dernier d’entre eux en allé, Schröder sortit à son tour.
Renate et Evelyin avaient suivi toute la scène. Il leur chuchota :
« Allons, mes enfants. Il vaut mieux ne pas rester ici. »
C’est alors qu’il aperçut Vera qui se tenait dans le couloir, toujours immobile. Le visage blanc.
Il s’inquiéta.
« Tout va bien, madame ? »
Elle fit oui de la tête.
Il insista.
« Vous êtes sûre ? Vous n’avez besoin de rien ? »
Elle n’était guère habituée à tant de courtoisie de la part d’un officier allemand.
« Non. Ça va. Je vous remercie. »
Elle lança à l’intention des deux fillettes :
« Nous retournons sur le pont.
— Le dîner ne va pas tarder à être servi », dit encore Schröder.
Vera ne l’entendit pas. Les chants barbares résonnaient encore dans sa tête.
On avait annoncé le premier service mais, couché dans sa cabine, le Dr Fritz Spanier ne s’était guère senti l’envie d’accompagner sa femme Babette et leurs deux filles jumelles, Renate et Inès, à la salle à manger. Il voulait seulement dormir. Dormir pour tenter de recouvrer un peu de sa sérénité. Il avait l’estomac encore noué, et les lèvres sèches. À l’instar de Dan Singer, Spanier avait dû lui aussi abandonner la confortable maison qu’il possédait dans un quartier résidentiel de Berlin pour aller s’installer dans un secteur de la ville à majorité juive. Il avait vécu dans un certain confort jusqu’au 9 novembre, jusqu’à la nuit de Cristal. Guère longtemps. Ce fut à nouveau la fuite et le refuge dans une petite chambre misérable, chez une veuve dont le fils était étudiant en médecine. Au cours de son séjour forcé, le docteur s’était pris de sympathie pour le jeune homme et lui avait même donné des cours particuliers. Il ignorait alors que son élève était membre du Parti nazi. Conscient que plus rien n’était possible en Allemagne, Fritz acheta les visas qui lui permettraient de débarquer à Cuba. Ensuite, comme Dan Singer, il courut toutes les agences de voyage en quête de billets pour la traversée et parvint à acquérir deux cabines (les 111 et 113) pour lui-même, sa femme et ses deux filles. Il dut ajouter mille Reichsmarks pour avoir l’autorisation d’emporter ses instruments chirurgicaux. Jamais il n’aurait réussi à payer de telles sommes s’il n’avait reçu le soutien financier d’un parent
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