Un bateau pour l'enfer
filles par la main.
Une lune mauve venait d’apparaître dans le ciel. L’air était doux. On entendait le claquement rassurant des vagues contre la coque. S’il n’y avait eu cette tension indicible qui continuait de vibrer dans le cœur de Vera, elle aurait pu se laisser aller à apprécier l’instant. Mais c’était impossible. Demain peut-être.
« Vous aussi vous allez en Amérique ? interrogea brusquement Renate.
— Si l’Éternel le permet. Oui.
— Nous aussi ! s’écria la cadette. Papa a préparé tous les papiers. »
Il y eut un temps de silence, puis sa sœur reprit :
« Pourquoi, madame Ascher ? Savez-vous pourquoi ils ne veulent plus de nous en Allemagne ? »
Vera ne sut que répondre. Elle bredouilla :
« Peut-être parce qu’il n’y a plus de place.
— C’est pourtant grand l’Allemagne.
— Oui.
— Alors pourquoi ? »
Que lui dire ? Où trouver les mots ? Dans quel grimoire ? Dans quel livre aurait-elle pu saisir la raison qui, soudainement, transformait les hommes en bêtes sauvages et les cœurs en pierre dure ? Comment comprendre l’incompréhensible ? Tout ce que Vera savait, c’est que désormais leur bonheur à tous ne serait jamais que du malheur supporté. Mais cela, elle n’aurait pu le dire à une enfant.
« Tu as vu ? s’exclama soudainement Renate. C’est génial ! Nous pourrons nous baigner ! »
À quelques pas se découpait une piscine.
« Avec quel costume de bain ? lança Evelyin. Nous n’en avons pas emporté.
— Oh ! Je suis sûre qu’ils en vendent à bord. »
Elles contemplèrent pendant quelques minutes la masse bleue sur laquelle se reflétaient les lumières du pont, et reprirent leur marche.
Alors qu’elles arrivaient à proximité d’une porte ouverte sur un couloir, Renate s’arrêta.
« Écoutez ! On dirait que des gens chantent. »
La petite fille tendit l’oreille.
« Tu as raison. Allons voir ! »
Elle leva son visage vers M me Ascher.
« Vous voulez bien ? »
Vera acquiesça, sans enthousiasme.
Elles s’engouffrèrent dans le couloir et se laissèrent guider par le son des voix. À mesure qu’elles se rapprochaient, les chants se faisaient plus distincts.
Les traits de Vera se crispèrent tout à coup. Ces chants ne lui étaient pas inconnus. Ces chants étaient des plaies vives.
Maintenant ils résonnaient sous la voûte, de plus en plus forts, de plus en plus rythmés. Vera eut l’impression d’une houle qui dévalait dans sa tête. Ses jambes ne la portaient plus. Elle s’appuya contre la paroi pour ne pas tomber et cria faiblement :
« Les enfants… Revenez… »
Mais elles ne l’entendirent pas. Elles étaient à une dizaine de mètres devant elle et la houle couvrait tout. Elles venaient de s’arrêter devant une grande porte vitrée sur laquelle était inscrit Tanzplatz – « salle de danse ». Elles collèrent leur front contre la vitre : des marins étaient groupés autour d’un piano. Aucune des deux fillettes n’était musicienne, mais à observer l’expression rude des visages, elles se dirent que ces chants ne devaient pas être bien romantiques ; on eût dit des chants militaires ; ils grondaient, ils avaient quelque chose d’effrayant.
Vera articula à nouveau :
« Renate, Evelyin… »
Personne ne l’entendait. Et la musique continuait d’enfler.
Un bruit de pas retentit dans son dos. Un homme en uniforme dévalait le couloir dans leur direction. Il dépassa Vera et, en quelques enjambées, fut devant la Tanzplatz. Renate l’aperçut et se dit que l’homme allait les gronder ; il était peut-être interdit aux passagers de se trouver ici. Mais l’homme en uniforme n’en fit rien. Il les écarta doucement et pénétra dans la salle. Aussitôt les marins se figèrent et les voix s’effilochèrent jusqu’à devenir silencieuses.
Il y avait là les six « pompiers » délégués par la Gestapo.
Le regard de Gustav Schröder – c’était lui – balaya lentement la pièce et finit par s’arrêter sur l’un des hommes.
« Herr Schiendick, puis-je savoir ce que vous faites ici ? »
L’Ortsgruppenleiter déclara avec un large sourire :
« Vous voyez bien. Nous chantons. »
Il s’adressa au pianiste.
« Klaus, joue ! Joue donc pour le capitaine notre air préféré. »
Le dénommé Klaus hésita un bref instant, puis plaqua ses doigts sur les touches. Un air martial résonna dans la salle.
Le Leiter
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