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Un bateau pour l'enfer

Un bateau pour l'enfer

Titel: Un bateau pour l'enfer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Sinoué
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précises, le dîner fut annoncé. Mes petits neveux ont l’air ravis. »
    À l’extérieur, les étoiles scintillaient au-dessus de la mer. Et dans la nuit montait la rumeur des voix qui se souvenaient.
    Celle de Heinz Rosenbach :
    « Je me souviens encore qu’au départ je ne voulais pas pleurer, mais ma gorge était si serrée que je ne pouvais pas respirer. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je ne pouvais simplement plus respirer [29] . »
    Celle de Philip Freund, qui avait une douzaine d’années à l’époque :
    « Nous vivions en Allemagne depuis l’an 1500. Étant d’origine espagnole, ma famille dut s’exiler à cause de l’Inquisition. Nous avions construit notre maison. Nous nous étions installés et nous sommes parvenus à réussir socialement. Et à nouveau, avec l’arrivée du mouvement nazi et de Hitler, nous nous retrouvions forcés de fuir encore. »
    Celle de Herbert Karliner :
    « Mon père était démoralisé. Il ne voulait pas quitter l’Allemagne. Mais nous, les enfants, et moi en particulier, étions très heureux de partir, parce que ici, il n’y avait plus de place pour nous, plus d’avenir. Déjà nous n’avions plus le droit d’aller à l’école. Depuis la nuit de Cristal, nous n’avions même plus le droit de marcher sur les trottoirs. Nous étions tabassés. Pour moi c’était infernal. Tout avait changé. La famille qui habitait à quelques maisons de chez nous avait la réputation d’être de fervents communistes. Après l’arrivée de Hitler, ils sont devenus nazis. On a eu les pires problèmes à cause d’eux. Leur fils, par exemple. Un jour d’hiver, ma sœur et moi, nous allions escalader une colline avec notre luge. Il a voulu venir avec nous. Je voulais être gentil avec lui. Je l’ai laissé nous accompagner. Pendant que nous redescendions, il s’est mis à frapper ma sœur. Comme ça. Sans aucune raison. Ça m’a rendu furieux. Je l’ai frappé à mon tour. Cela m’a soulagé. Mais le soir même, la Gestapo est venue et a embarqué mon père. Ils l’ont jeté en prison en lui disant qu’un Juif n’avait pas le droit de frapper un Aryen. Certains de nos amis sont partis plus tôt parce qu’ils devinaient que quelque chose de dangereux se profilait derrière la montée de Hitler. Mon père avait une telle confiance dans le peuple allemand qu’il était persuadé que ces gens feraient tout pour éviter le pire. Mais le pire est arrivé. »
    En repensant à tout cela, le capitaine Schröder écrira en 1949 :
    « L’atmosphère était tendue. J’ai assisté à des scènes de séparation très touchantes. Certains ont eu l’air réellement soulagés de quitter leur pays ; d’autres embarquaient le cœur lourd, comme s’ils semblaient convaincus qu’ils ne reverraient jamais l’Allemagne. »
    C’est en regagnant sa cabine qu’il fut abordé par le radio, affolé. Celui-ci lui tendit un câble qui venait d’arriver.
    ORDRE IMPÉRATIF VOUS RENDRE À LA HAVANE À TOUTE VAPEUR À CAUSE DE DEUX AUTRES BÂTIMENTS ORDUNA ANGLAIS ET FLANDRE FRANÇAIS MÊME DESTINATION MÊMES PASSAGERS – STOP – MAIS J’AI CONFIRMATION QUE VOS PASSAGERS DÉBARQUERONT QUOI QU’IL ARRIVE – STOP – AUCUN MOTIF D’ALARME
    SIGNÉ CLAUS-GOTFRIED HOLTHUSEN
     
    Schröder resta impassible, mais la colère sourdait. Il jeta un coup d’œil à sa montre-gousset : 20 h 45. Il était prêt à en mettre sa main au feu : ce télégramme avait été expédié volontairement trop tard. En agissant de la sorte, le directeur de la Hapag l’avait bâillonné. Le navire n’étant pas équipé d’une ligne téléphonique, Schröder se trouvait dans l’incapacité d’exiger des éclaircissements autrement que par échange de télégrammes. Il relut la dernière phrase : « Aucun motif d’alarme. » Et sa colère monta d’un cran.

6
    Dès réception du câble de Holthusen, Gustav Schröder fouilla les registres à la recherche des caractéristiques des deux navires. Il constata qu’ils étaient moins lourds que le Saint-Louis et par conséquent plus rapides. L’ Orduna , en particulier, propriété de la compagnie Royal Mail Steam Packet, ne faisait pas plus de quinze mille tonneaux, contre dix-sept mille pour le Saint-Louis , et il ne transportait que cent cinquante passagers. Le Flandre , une centaine. Schröder n’avait pas le choix. S’il voulait arriver avant eux, il lui faudrait naviguer à la vitesse constante de seize nœuds

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