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Un bateau pour l'enfer

Un bateau pour l'enfer

Titel: Un bateau pour l'enfer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Sinoué
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[30] . Sans plus tarder, il convoqua Ferdinand Müller, le commissaire de bord, et lui expliqua la situation, ajoutant que si les passagers venaient à se rendre compte de l’accélération du bateau, on leur répondrait qu’elle était due au programme chargé des croisières estivales. Il ferait le point lors de la prochaine et unique escale avant La Havane : le port de Cherbourg, qu’il devrait atteindre dans deux jours.
    Dans le même temps, à Berlin, Goebbels mit son plan de propagande à exécution. En quelques heures, presse et radios diffusèrent des récits où il était question de la « fuite » d’un millier de Juifs ayant emporté dans leurs malles des sommes d’argent considérables dérobées aux citoyens allemands. Il fut conseillé aux Aryens de se tenir sur leurs gardes et de se prémunir « contre les machinations de ceux qui [étaient] encore parmi eux ».
    Les services de l’Abwehr expédièrent dans la nuit des instructions à leur agent à La Havane, Robert Hoffman, lui enjoignant d’attiser avec l’aide de ses complices la colère des Cubains envers les futurs arrivants. Parallèlement, Goebbels intima l’ordre aux différents ambassadeurs allemands en poste à l’étranger d’exploiter de la manière la plus efficace possible le voyage du Saint-Louis  : ces Juifs devaient apparaître aux yeux du monde comme de vulgaires criminels. Qui voudrait d’une telle engeance ?
     
    Lorsque l’aube se leva sur la mer, nombre de passagers étaient éveillés. La plupart avaient peu ou mal dormi. Dan Singer était déjà habillé, prêt à sortir. Il étouffait dans cette cabine, bien qu’elle fût nettement plus vaste que celles de la classe touriste. La nuit avait été chaude. Le ventilateur accroché au plafond n’avait brassé que de l’air tiède. Il jeta un coup d’œil par le hublot et vit la crête du soleil qui commençait à émerger derrière la ligne de l’horizon, projetant des feux ocre et bleu sur toute la surface de l’océan. Il se dit que cela faisait bien longtemps qu’il n’avait vu si paisible spectacle et s’abandonna à rêver qu’une page était presque tournée. Elle le serait définitivement une fois qu’ils seraient arrivés à bon port, et surtout lorsque Judith et les enfants les auraient rejoints.
    Il se tourna vers Ruth, qui finissait de se maquiller.
    « Comment te sens-tu ?
    — Aussi bien que possible. »
    Il lui caressa tendrement l’épaule.
    « Sais-tu que tu es encore plus belle que le jour où je t’ai rencontrée ? »
    Elle montra son visage dans le miroir.
    « Pauvre de moi ! Regarde un peu ces rides ! »
    Elle pivota vivement vers son époux.
    « Est-il vrai que la tristesse rend vieux avant l’heure ?
    — Peut-être, mais je ne vois en toi que les empreintes de la joie.
    — Plutôt ce qu’il en reste. »
    Elle se leva d’un seul coup.
    « Trêve de lamentations ! Il ne sera pas dit qu’une Friedman se laissera abattre. »
    Elle prit la main de Dan et annonça sur un ton volontaire : « Viens ! Nous n’avons rien mangé depuis hier. Le petit déjeuner doit être servi. »
    Ils prirent l’ascenseur au bout du couloir et débouchèrent au pied du double escalier en chêne massif qui conduisait sous le pont D . Ils longèrent le fumoir. Sur leur droite, ils aperçurent à travers une porte vitrée coulissante un grand salon lambrissé de panneaux de bois satiné, parsemé de miroirs bordés de dorure, éclairé par des lustres en cristal. Un homme, le crâne chauve, se tenait de dos au milieu de la pièce et fixait un point invisible. Le couple entra. L’homme se retourna à moitié. Dan reconnut aussitôt Aaron Pozner. Ils échangèrent un salut discret de la tête et Aaron replongea dans sa contemplation. Sur l’un des murs trônait un imposant portrait du Führer. C’est lui qu’Aaron ne quittait pas des yeux. À quoi pensait le rescapé de Dachau ? Sur les traits de son visage flottait comme une fascination morbide. Cherchait-il à exorciser ses terreurs en noyant son regard dans celui de la Bête ? Essayait-il de décrypter la grande histoire du mal ? S’interrogeait-il sur son propre destin et sur celui de ses coreligionnaires ? La Bête avait fracassé leur vie, elle avait anéanti leurs espérances, gravé l’effroi dans leur âme et installé à jamais dans leur cœur la peur du lendemain.
    Ruth baissa les yeux, la gorge nouée. Son époux l’entraîna vivement à l’extérieur.

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