Un bateau pour l'enfer
Ils n’échangèrent pas un seul mot jusqu’à l’entrée de la salle à manger. En y pénétrant, Dan se dit que, en dépit d’une certaine extravagance, le décor reflétait parfaitement le bien-être des années d’insouciance. Les années d’avant… Les murs étaient ornés de tapisseries. Le haut plafond et les piliers étaient recouverts d’émaux blancs qui conféraient à l’ensemble une grande luminosité. Tout au fond, à gauche, il y avait une estrade conçue pour accueillir un orchestre. À droite, se détachait un imposant buffet surmonté de grandes glaces rectangulaires. Sur l’un des murs, on pouvait voir une toile représentant un quartier moderne de la ville américaine de Saint-Louis, à l’origine du nom du navire. Un coin de la salle était occupé par une soixantaine de tables individuelles qui permettaient à ceux qui le souhaitaient de dîner dans une certaine intimité. Les nappes étaient aussi immaculées que l’uniforme des serveurs, et l’argenterie scintillait sous les rayons du soleil qui fusaient à travers de larges baies vitrées encadrées de rideaux fleuris.
« Judith aurait apprécié cet endroit, observa Ruth. Elle a toujours aimé les belles choses. »
La salle était déjà noire de monde. Ils avisèrent une table commune où une dizaine de passagers avaient commencé de déjeuner et s’installèrent près d’un couple d’une soixantaine d’années.
Dan se présenta.
Son voisin déclina à son tour son identité et celle de son épouse.
« Max Loewe, et voici ma femme, Élise. »
Il désigna deux jeunes gens assis en face d’eux. Un garçon de treize ans et une fille de douze ans.
« Nos enfants. Ruth et Fritz. »
Dan les salua et se plongea dans la lecture du menu. Le choix était impressionnant : fruits, compotes, gelée de framboise, miel, muffins, flocons d’avoine, omelettes, œufs brouillés, crêpes aux cerises, foie de veau aux oignons, pommes de terre à la vapeur, sole meunière…
Dan et Ruth se limitèrent à des œufs brouillés et du café.
Pendant la majeure du petit déjeuner, ils n’échangèrent avec leur entourage que de vagues propos de circonstance.
« Étiez-vous présent au dîner, hier soir ? interrogea Ruth Singer pour meubler un silence.
— Oui, répondit Élise Loewe. Je dois reconnaître que la nourriture était excellente et la musique plaisante. »
Une voix s’éleva. Celle d’une femme d’un âge incertain, au visage fatigué.
« Cependant, il est regrettable que la compagnie n’ait pas prévu de repas casher.
— C’est exact, confirma Selma Simon, sa voisine. Je l’ai d’ailleurs fait remarquer au commissaire de bord.
— Que vous a-t-il répondu ? s’enquit Ruth Singer.
— Qu’il était désolé. Et il en avait l’air, réellement. Il m’a très aimablement proposé de servir à ceux qui le souhaitaient des plats à base de poisson et d’œuf.
— J’ai trouvé sa réaction très courtoise », fit observer Karl, son époux.
Il prit à témoin leurs deux enfants, Edith et Ilse :
« Vous voyez que les Allemands ne sont pas tous pareils.
— Une courtoisie plutôt rare de la part de ces gens », ironisa Max Loewe.
Il enchaîna, les traits durs :
« On ne peut pas en dire autant de ceux qui nous donnaient la chasse dans les rues de Hambourg.
— Cela n’a pas dû être facile d’arriver ici, observa Dan.
— Pour moi surtout. Les miens ont eu la chance de n’être pas directement visés par la Gestapo.
— Qu’aviez-vous fait ? » se risqua à demander Ruth.
Max Loewe eut un petit rire amer.
« Parce que vous croyez vraiment qu’il faut s’être rendu coupable de quelque chose pour être la cible de ces gens ? Il suffit d’être juif. »
Il s’adressa à Dan Singer :
« Quelle est votre profession ?
— Je suis médecin.
— Moi j’étais procureur.
— Un brillant procureur, surenchérit Élise Loewe.
— Je l’étais encore jusqu’il y a un an. Jusqu’en septembre 1938. »
Ses poings se serrèrent. Une expression bouleversante de détresse submergea son visage.
« Mais à la différence de beaucoup d’entre nous, j’ai tout de suite compris que notre situation deviendrait intenable. J’ai imaginé que nous aurions pu partir pour l’Angleterre, mais je me suis ravisé. C’eût été une erreur.
— Une erreur ?
— Absolument. Car ne vous faites pas d’illusion. Il y aura bientôt la guerre. J’en suis convaincu.
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