Un bateau pour l'enfer
Et c’est tout le continent européen qui s’embrasera. L’Angleterre sera elle aussi emportée dans le conflit. Alors, après avoir réfléchi, j’ai fait comme vous. J’ai opté pour Cuba. Il y a plusieurs mois que nous aurions dû y être. Seulement voilà… »
Il souligna sa dernière phrase d’un geste fataliste.
« C’est de ma faute, s’empressa d’expliquer Élise Loewe avec tristesse. C’était malgré moi. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée de quitter mon pays. Ni moi ni mes enfants n’avons rien connu d’autre que l’Allemagne. Nous étions si heureux.
— Il n’a pas dû être simple de survivre, commenta Dan. J’en sais quelque chose.
— Je me suis quand même débrouillé pour continuer à gagner ma vie en tant que conseiller économique. Je préparais des exposés pour un ami avocat qui en faisait usage au cours de ses procès. La Gestapo a fini par le savoir. Une dénonciation, sans doute. J’allais être arrêté. Pour ne pas mettre Élise et les enfants en danger, nous nous sommes séparés pour nous rendre à Hambourg. J’ai passé le plus clair de mes journées à essayer de semer la meute. Me terrant à chaque fois que je croisais un uniforme ; le cœur arrêté au moindre bruit de bottes. Je les ai rejoints par miracle. Avant l’embarquement, nous avons passé notre temps à changer d’hôtel, à fuir… Toujours fuir. »
Il marqua une courte pause avant de reprendre avec fébrilité :
« Jamais je n’aurais pu imaginer vivre un jour aux abois, tel un animal. Je souffre, vous comprenez ? J’ai mal dans ma chair. Je… »
Il se tut, la gorge prise dans un étau.
Son épouse lui prit la main :
« Calme-toi, mon chéri, calme-toi, je t’en prie. »
Il ne parut pas l’entendre et reprit avec un regard halluciné :
« Si jamais un jour je devais être obligé de revivre tout cela, je n’hésiterais pas. Je mettrais fin à mes jours. Tout ! vous m’entendez ? tout mais plus jamais ça. »
Le steward Leo Jockl, qui était en charge de la table, n’avait pas perdu un seul mot de la conversation. Son cœur s’était mis à battre de plus en plus vite. La nausée lui était montée à la gorge. Ce n’était pas tant un sentiment de compassion qui s’était emparé de lui que la prise de conscience de son propre état. Jusqu’en 1933, il n’avait eu qu’une vague idée de ce qu’était vraiment l’antisémitisme. Il était né et avait passé toute son adolescence à Vienne, dans un quartier à prédominance protestante. Ce fut sans doute pourquoi il ne fut jamais confronté à la haine et au mépris. D’ailleurs, personne à l’époque n’était au courant de son secret : Leo était à demi juif.
Puis vint le 30 janvier 1933. Le vieux maréchal von Hindenburg nomma Adolf Hitler chancelier d’Allemagne. Leo, qui n’avait alors que vingt-quatre ans et qui était loin d’être passionné de politique, s’était tout de même interrogé à l’époque sur les raisons qui avaient poussé le maréchal à prendre une telle décision. Tout le monde savait que le Parti nazi était en perte de vitesse. Lors des élections législatives du 6 novembre 1932, il avait réuni 33 pour cent des suffrages, alors qu’en juillet de la même année il frisait les 38 pour cent. En quatre mois, il avait perdu deux millions de voix sur un total de dix-sept millions ! Alors, qu’est-ce qui avait pu motiver le maréchal vieillissant ? Ce fut plus tard que quelqu’un fournit à Jockl une explication. Von Hindenburg n’avait fait que céder à l’insistance des dirigeants conservateurs, parmi lesquels l’ancien chancelier von Papen [31] et le Dr Schacht [32] . Les deux hommes avaient envisagé de se servir de Hitler pour enrayer la menace communiste et – comble de l’inconscience – ils ne croyaient absolument pas que les nazis pouvaient représenter un réel danger pour la démocratie allemande.
Dans les mois qui suivirent l’Anschluss, près de quarante-cinq mille Juifs fuirent l’Autriche. Leo Jockl, lui, décida d’aller vivre en Allemagne où personne ne le connaissait, et il prit soin de brouiller toute trace de ses origines. Rongé par la peur, il s’était couché tous les soirs avec la crainte qu’au matin la Gestapo vienne l’arrêter. Une seule personne connaissait la vérité : Gustav Schröder. À peine embauché sur le Saint-Louis , Leo fut assigné au service personnel du capitaine. Insensiblement, malgré
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