Un bateau pour l'enfer
leurs différences, leurs échanges dans l’intimité de la cabine débouchèrent sur un réel sentiment d’amitié. Si Jockl avait fini par se confier, c’est qu’il n’en pouvait plus de garder son secret, et surtout parce qu’il avait acquis la conviction que jamais Schröder ne le trahirait.
« Alors ? On rêvasse au lieu de travailler ? »
Le steward sursauta violemment.
C’était Otto Schiendick.
« Suis-moi », ordonna le Leiter.
Jockl bredouilla :
« Que se passe-t-il ? »
Le chef de groupe avait-il lu dans ses pensées ? Dans ce cas, il le tuerait. Mais non, c’était impossible. Ses angoisses lui faisaient perdre la tête.
« Suis-moi », répéta Schiendick.
Une fois sur le pont, le Leiter jeta un regard autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait les entendre, puis il se décida à ouvrir la bouche. Il parla pendant de longues minutes et, à mesure qu’il dévoilait ses intentions, Leo se sentait perdre pied. Ce que le Leiter exigeait de lui était insensé : Jockl devait espionner les faits et gestes du capitaine et lui rapporter les propos qu’il pouvait tenir à l’égard des passagers.
« Dans quel but ? questionna Leo, affolé.
— C’est un traître. Et je le prouverai. Il est complice des Juifs ! Tôt ou tard il commettra un faux pas, c’est sûr. »
Il demanda :
« Savais-tu que son musicien préféré n’est autre que Mendelssohn ? »
En guise de réponse, Leo adopta un faux air consterné.
« Alors ? Nous sommes d’accord ? » insista Schiendick.
Les pensées de Jockl se bousculaient dans son esprit. Il n’était pas question pour lui de trahir Schröder. Mais il n’était pas question non plus de refuser d’obéir à ce nazi. Il ferait donc ce qu’il avait toujours fait depuis son départ de Vienne : il tricherait. Il ne rapporterait à Schiendick que des informations sans conséquences pour le capitaine.
« Très bien, dit-il d’une voix qui se voulait ferme. Je ferai ce que tu demandes.
— Tu es sûr, Leo ? Je n’apprécie pas qu’on se joue de moi. »
Jockl hocha la tête à plusieurs reprises et répéta avec toute la conviction dont il était capable :
« Je te promets. Je ferai ce que tu demandes. »
Erich Dublon, lui, continuait de noter assidûment ses impressions pour son ami Peter.
En date du 14, on peut lire :
« Retrouver sa cabine sans se perdre dans le dédale des couloirs n’est pas encore pour demain. Ce navire est si grand ! […] Les repas sont servis en deux temps. Une heure sépare les deux services. […] La qualité de la nourriture dépasse toutes nos espérances. J’ai mis de côté un menu à ton intention, ainsi tu pourras mieux te rendre compte de la variété des plats qui nous sont proposés. Pas facile de faire son choix entre soupes, poissons et volailles, légumes, salades, fruits, fromages, glaces. Je me demande quel estomac pourrait contenir tout cela ! À minuit, nous nous sommes trouvés au cœur de la Manche. Du pont, nous avons pu apercevoir le phare et le scintillement des lumières du port de Douvres. Le navire progresse tranquillement sur les eaux. Point de mauvais temps, qui est souvent le propre de cette région. »
Et le 15 au matin, il poursuit :
« Nous avons laissé derrière nous les côtes anglaises et nous ne sommes plus très éloignés de Cherbourg. Une carte maritime est affichée sur le pont-promenade, elle est régulièrement mise à jour, ce qui nous permet de situer la position du bateau. Le décalage horaire entre l’Europe centrale et l’Europe occidentale a provoqué un certain désordre au petit déjeuner, la plupart d’entre nous n’ayant pas ajusté leur montre. »
Vers onze heures du matin, la rade du port de Cherbourg apparut à la pointe du Cotentin. Sous les regards subjugués des passagers, surgit l’édifice flambant neuf de la grande gare maritime transatlantique, dominé par son majestueux campanile et, sur la droite, les murailles de la vieille forteresse. Dan Singer pensa. « Un petit pas de plus vers la liberté. »
Le navire accosta.
Debout dans la timonerie, Gustav Schröder essayait tant bien que mal de maîtriser sa nervosité. Toute la nuit durant, le câble de Holthusen avait hanté son esprit : Ordre impératif vous rendre à La Havane à toute vapeur. S’il voulait réussir, l’escale française devait être la plus brève possible. Il pria pour que les opérations de ravitaillement et
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