Un bateau pour l'enfer
altérée. »
Un petit rire secoua le président.
« Docteur Remos, vous n’êtes pas sérieux. L’opinion mondiale ? De quelle opinion parlez-vous ? de celle des États-Unis dont quatre-vingts pour cent de la population ne veulent pas entendre parler d’accueillir un seul émigré au-delà du quota fixé par l’administration ? de celle de l’Angleterre ? de la France ? Et ce sont ces gens qui se permettront de nous critiquer ? Nous qui avons favorisé à ce jour l’accès de plus de cinq mille réfugiés ? Allons, Juan. Vous vous égarez. »
Il marqua une courte pause avant de préciser :
« Voyez-vous, la seule chose qui compte pour moi, c’est l’opinion cubaine. Celle de mon peuple. Et vous n’êtes pas sans savoir que cette opinion appuie sans conteste ma décision. Je suis au regret de vous décevoir, mais je n’ai aucunement l’intention de m’aliéner les voix qui me soutiennent en leur opposant une “clause morale”. »
Il mit fin à la conversation par une phrase sans appel :
« Le Saint-Louis et les autres navires qui sont annoncés n’ont qu’une seule chose à faire : quitter nos eaux territoriales. »
Paradoxalement, le colonel Benitez était arrivé à la même conclusion que son président.
Isolé dans son bureau, meurtri et humilié de s’être vu raccrocher au nez, Benitez défoulait son amertume en fumant son deuxième cigare de la journée. Qu’importe, il en avait connu d’autres dans sa carrière. De toute évidence, il avait sous-estimé la détermination de Brù. Plus ennuyeux encore étaient le silence têtu du colonel Batista et son refus de lui accorder un entretien.
Oui, se dit-il, le Saint-Louis n’a qu’à reprendre la mer. Dans quelques semaines cette affaire serait oubliée. Plus personne ne se souviendrait de cet épisode.
Vers quinze heures, l’ Orduna fit son apparition dans la baie de La Havane. Et comme pour le Saint-Louis , ordre lui fut donné de ne pas tenter de pénétrer dans le port et de jeter l’ancre dans la rade.
Otto Schiendick vit la manœuvre et c’est à ce moment-là sans doute qu’il prit conscience que sa rencontre avec Hoffman risquait de ne jamais avoir lieu, d’autant que le matin même Klaus Ostermeyer, l’officier en second, avait fait savoir à tout l’équipage qu’aucune permission ne serait accordée.
Il jura en silence. Par la faute de ces Juifs, son avancement au sein de l’Abwehr serait compromis.
Au même instant, à la résidence de Grande-Bretagne, H.A. Grant Watson, l’ambassadeur de Sa Très Gracieuse Majesté, apprenait de la bouche de son consul général que l’ Orduna , à l’instar du Saint-Louis , avait reçu l’interdiction d’accoster.
Le diplomate caressa sa moustache d’un air soucieux avant de déclarer :
« Il est impératif que nous intervenions auprès du président Brù. Les passagers de l’ Orduna ne peuvent en aucun cas être assimilés à ceux du bateau allemand. Je vous charge de défendre notre cause. »
Le consul adopta un air circonspect.
« Je crains fort, hélas, de n’avoir pas beaucoup d’arguments en notre faveur.
— Au contraire. Vous en avez. Pour justifier sa décision, Laredo refuse de prendre en considération la date de délivrance des visas , bien qu’elle soit antérieure de quelques jours à la promulgation du décret n° 937. Il semble ne vouloir adopter comme référence que la date d’embarquement des passagers.
— C’est une hypothèse. Cependant, même si elle se révélait exacte, permettez-moi de vous faire observer que notre navire a quitté Liverpool le 11 mai. Soit cinq jours après l’application du décret.
— J’en suis conscient. Néanmoins, nous pouvons arguer du fait que la très grande majorité des passagers a embarqué le 5 mai du port polonais de Gdynia. Par conséquent, ils sont en situation régulière. »
Le consul britannique acquiesça, bien que peu convaincu par l’argumentation.
« Très bien. Je vais en référer aux autorités cubaines. Reste à espérer qu’elles se rendront à cette logique. »
Il se leva, prêt à partir, mais se ravisa aussitôt.
« J’oubliais. C’est le week-end de Pentecôte. Avant lundi rien ne sera possible. »
L’ambassadeur esquissa un geste de mauvaise humeur.
« Lundi, donc, approuva-t-il. D’ici là… wait and see. »
Sur le Saint-Louis , quelques officiers de la police cubaine restés à bord passaient leur temps à
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