Un bateau pour l'enfer
répéter inlassablement la même réponse aux passagers qui leur posaient tout aussi inlassablement la même question :
« Pourquoi ? Pourquoi ne pouvons-nous pas débarquer ?
— Parce que c’est la Pentecôte…
— Que vient faire la Pentecôte dans cette histoire ? lança Dan Singer à son épouse. Je n’ai jamais entendu parler de passagers à qui l’on interdisait de descendre à terre un jour férié. »
Et les heures tournèrent.
Rien ne vint rompre l’attente, si ce n’est, en début de soirée, l’arrivée d’une vedette à bord de laquelle se trouvait un officier galonné appartenant au service d’immigration. L’homme gravit rapidement l’échelle de coupée et disparut. Peu après, on entendit dans un haut-parleur la voix du commissaire Müller, qui priait M me Meta Bonné et ses deux enfants Béatrice et Hans-Jacob de se présenter à son bureau. Un temps s’écoula. Puis on vit le trio apparaître, valises à la main, accompagné par l’officier. Un instant plus tard, ils quittaient le navire.
Aussitôt, ce fut le tollé. Des voix protestaient, d’autres exprimaient leur incrédulité, d’autres encore laissaient éclater leur frustration.
Et nous ? Pourquoi pas nous ?
Le capitaine Schröder lui-même semblait n’avoir rien compris à ce surprenant traitement de faveur. Et Müller fut incapable de lui fournir une réponse satisfaisante. Il avait simplement vu l’officier échanger quelques mots avec les policiers, il l’avait vu montrer les passeports de la famille Bonné. Ce fut tout.
Le mystère resta entier. Il le reste à ce jour.
Le gong annonçant le dîner résonna sur le pont. Rares furent ceux qui se rendirent à la salle à manger. Lorsque l’orchestre attaqua les premières mesures d’une valse viennoise, la piste de danse resta déserte.
Le dimanche s’écoula sans que rien de nouveau ne vienne alléger l’extrême tension qui s’était insinuée parmi ceux que l’on pouvait appeler désormais les « rejetés ».
Max Loewe, lui, s’était à nouveau cloîtré dans sa cabine. Allongé sur sa couchette, il gardait les yeux fermés, le visage tourmenté, incapable de maîtriser le tremblement de ses mains.
En évoquant cette journée, Gustav Schröder écrira :
« J’avais espéré prendre de vitesse la fin de non-recevoir qui nous guettait. Mais ce fut impossible. Des hommes en uniforme et armés débarquèrent à bord et se mirent à repousser ceux qui essayaient d’approcher l’échelle de coupée. Il s’en est fallu de peu que les passagers ne tentent un débarquement de force. Leur énervement était bien compréhensible. Ils étaient face à un État de droit qui n’adhérait pas aux lois antijuives et qui, contre paiement, avait accepté de les recevoir. Et maintenant que cet État s’était rempli les poches, il refusait d’honorer son engagement. »
Lundi 29 mai 1939
Les premiers mots de Dan Singer à son réveil furent : « Je suis optimiste. Je suis persuadé que les représentants des États-Unis vont intervenir. Et sachant les liens qu’ils entretiennent avec le gouvernement cubain, je ne vois pas comment ils n’imposeront pas leurs vues. »
Ruth parut sceptique.
« Encore faudrait-il que leurs vues soient conformes à nos espoirs.
— Évidemment ! Après tout, Cuba est presque une province américaine. L’Amérique est un pays démocratique. Roosevelt n’est pas Hitler ! Ils ne vont pas nous laisser tomber, tu verras. »
Au moment où Dan exprimait sa foi dans la Constitution américaine, le consul général, Coert du Bois, mettait la dernière main au rapport qu’il avait passé la nuit à rédiger à l’intention du département d’État.
Ayant accusé réception de votre télégramme concernant les réfugiés européens à bord du Saint-Louis, soyez assuré que le consulat général fait tout ce qui est possible auprès de la Hapag. L’aspect humanitaire de la question a été exposé au gouvernement cubain. Le département d’État a été informé.
Coert du Bois
Consul général des États-Unis
Ci-joint, rapport strictement confidentiel
À 11 h 45. Aujourd’hui le message ci-dessus a été transmis par téléphone à M. Avra M. Warren, chef de la section des visas au département d’État, qui l’a lu à un sténographe, lequel s’est chargé de le transcrire. Après la dictée du message, j’ai dit à M. Warren que l’ambassadeur [Butler Wright [51] ] et moi-même
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